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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


de passer la frontière. Précaution aujourd’hui superflue. Acquitté, il est intangible, tant que ses autres trahisons ne seront pas révélées. Et qui les dénoncera ? Son crime retombera seulement sur les chefs.

Boisdeffre, encore une fois, s’inclina.

Le matin de la troisième audience, dès qu’Esterhazy, en uniforme, entra dans la salle des témoins, chacun des officiers vint, par ordre, lui serrer la main ; Ravary le premier, à qui cet honneur était bien dû, Boisdeffre ensuite, donnant l’exemple, et tous les autres[1]. Lui, l’œil mauvais, la moustache en croc, savoura son triomphe.

Cependant, le sacrifice une fois consommé, les officiers s’écartèrent de lui, les uns par répugnance de l’homme à qui Mercier (il le dit tout haut) trouvait « le physique de l’emploi » ; les autres par prudence, sous les yeux de ces civils qui observaient, parce que la fortune a d’étranges retours. Alors, il s’irrita de nouveau, ou fit semblant, afin de pouvoir attribuer à la colère les avertissements qu’il allait lancer. Il sortit, pendant une suspension d’audience, et, arpentant l’une des galeries, entouré de quelques amis « qui semblaient lui dire de se calmer », il parla très haut de façon à ce que les passants l’entendissent : « Ils m’embêtent, à la fin, avec leur bordereau. Eh ! bien oui ! je l’ai écrit, mais ce n’est pas moi qui l’ai fait ; je l’ai fait par ordre ! » Et encore : « On connaît la ladrerie de Billot. S’il a donné quatre-vingt mille francs en une année, cela a bien été pour faire quelque chose[2]. »

  1. Ranc, dans le Matin du 15 février 1898 : « J’ai assisté à quelque chose de bien intéressant : le repêchage à la poignée de main… Je dois dire, en témoin fidèle, qu’il va un ou deux de ces officiers à qui le sacrifice a paru amer et la poignée de mains pénible. »
  2. Cass., I. 267, Chincholle. — Esterhazy (Cass., I, 598.) dit que Chincholle a menti. — Le député Grandmaison raconta à