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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

L’homme était-il de bonne foi ? S’il est sincère, que ne se présente-t-il au cabinet de Bertulus pour y répondre à la plainte en faux que j’ai portée contre lui ? D’autre part, le soin que met la police à ne pas l’arrêter montre la peur qu’on a de lui.

Très perplexe, je consultai Mathieu Dreyfus, à notre conférence quotidienne. Il me déconseilla de m’aboucher avec l’individu, redoutant une manœuvre. Celles que j’avais déjà déjouées justifiaient ce soupçon. Quand l’agent d’Henry téléphona, mon secrétaire lui répondit que j’étais absent.

Quelques jours après[1], il écrivit une lettre analogue à Zola, lui demandant un rendez-vous, et se déclarant prêt à déposer devant la cour d’assises. Mais Zola, craignant, lui aussi, un piège, et sur le conseil de Labori, laissa la lettre sans réponse.

C’est l’évidence que Lemercier-Picard avait alors maille à partir avec Henry. On sut plus tard qu’il avait mené joyeuse vie, depuis le commencement de l’hiver jusqu’à l’acquittement d’Esterhazy, comme un homme qui vient de faire une bonne affaire ; puis, et précisément à cette époque, il avait disparu de son logis, laissant des dettes et après avoir mis en circulation de fausses traites[2]. Si Zola ne l’avait pas éconduit et si je l’avais reçu, il eût proposé de nous vendre, un à un, des papiers frelatés ou authentiques, mais, en même temps, il eût sollicité, en termes comminatoires, la surenchère de son complice.

  1. La lettre est datée du 29 janvier 1898 et signée Lemercier-Picard.
  2. Récit de la propriétaire de l’hôtel de Bruxelles où Lemercier-Picard logea, jusqu’en janvier 1898, sous le nom de Louis Vergnes ; sa maîtresse raconta que son ami avait une forte somme (5.000 francs) « qu’ils avaient mangée ensemble ». (Instr. Bertulus.)