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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


fond de chacun fut bouleversé par l’extraordinaire aventure, et les conversations dégénérèrent en querelles. Un dessin contemporain traduit exactement la psychologie de cette crise. Un hôte et ses convives, qui se sont assis gaiement autour d’une table bien servie, tout à coup s’invectivent et se prennent aux cheveux ; la vaisselle vote en éclats, la table est renversée : — « Ils en ont parlé[1] ! »

Pour en venir aux coups, que se sont-ils dit ?

Tant qu’ils se sont opposé seulement les arguments de fait, ceux qu’ils ont trouvés dans les journaux des deux camps qui se vantent chacun de détenir la vérité et s’accusent réciproquement de mensonge, le débat s’est poursuivi sur le ton de la conversation. Mais il faut choisir, et comment ?

Le vieil argument des défenseurs de la chose jugée (les sept officiers, etc.) avait énormément grossi. Les sept officiers étaient devenus quatorze (avec ceux qui avaient acquitté Esterhazy, donc recondamné Dreyfus) ; et, de plus, le ministre de la Guerre, l’État-Major, le Gouvernement et les deux Chambres. Tous ces hommes, militaires ou civils, sont-ils des scélérats ou des imbéciles ? Toute la France officielle est-elle pourrie ou abrutie ?

Pas de famille sans officier, sans soldat, d’où un terrain merveilleusement préparé à l’opinion irraisonnée, beaucoup plus forte que tous les arguments, qui s’était cristallisée dans la magique formule : l’honneur de l’armée.

Cette bourgeoisie fut toujours très patriote. Par malheur, depuis la guerre, son patriotisme s’était singulièrement rétréci. Le temps était loin de la Marseillaise

  1. Dessin de Caran d’Ache, dans le Figaro du 14 février 1898.