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LA CRISE MORALE

On les croyait sacrés, irréfutables, démontrés par toute l’histoire et par la raison ; or, un philosophe les bousculait comme de la logomachie, les criblait de sarcasmes.

Le coup porta si loin, si profondément, que l’Église, en retour, pardonna à Taine son impiété, son matérialisme radical, son « Dieu qui n’est qu’une généralité quelconque[1] ».

L’homme le plus rare est celui qui juge les choses en elles-mêmes, désintéressé du résultat, quel qu’il soit, sauf de réaliser l’exacte vérité. L’immense majorité des hommes commencent par voir les choses (et fort sincèrement) à travers leurs croyances politiques et religieuses, leurs passions, leurs intérêts de caste ou de classe, leurs intérêts personnels. « Ôtez, leur dites-vous, ces verres de couleur. » Ils protestent, avec colère, qu’ils n’ont point de lunettes sur les yeux.

La noblesse et le clergé furent tout de suite unanimes contre la Revision, parce qu’ils la tenaient pour contraire à leurs intérêts et à une religion qui a dit anathème à l’esprit d’examen. Il existait une plus grande diversité d’opinions et d’intérêts parmi les classes moyennes. Dès lors, la scission, que L’Affaire opéra dans la nation, ne fut nulle part plus profonde ni plus cruelle.

Au début, on en avait discuté comme de tant d’autres événements, en apparence ou en fait plus considérables. Bientôt, on ne s’entretint plus d’autre chose. Puis, après la lettre de Zola, il parut impossible, aux uns comme aux autres, d’en parler avec modération, tant le

  1. « Individualisée à cause de la nature de l’esprit humain. » (Notes philosophiques, dans la Revue de Paris du 15 juillet 1902.) — Ailleurs : « Dieu n’est cause de rien dans le monde. » (Correspondance, I, 352.) — Voir Littér. Angl., V, 293, 294, etc.