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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


prochât un idéalisme ingénu, l’autre brûlant d’une haine raisonnée, mais qui ressemblait à de l’effroi. Où de Maistre et Bonald avaient échoué parce qu’ils étaient catholiques, Taine réussit. Il n’était pas suspect de cléricalisme ni de faire œuvre de parti, puisqu’il était homme de science et « athée[1] » ; donc, ce sombre tableau des Origines de la France contemporaine était véridique. Peu de livres ont exercé une telle influence. La Révolution, jusqu’alors, avait été, pour l’immense majorité des Français, une religion. Elle cessa de l’être. Grand bénéfice, dès lors, pour l’Église et pour la légende, contre-révolutionnaire par excellence, de Napoléon. À l’exemple des nobles d’autrefois qui avaient, de leurs propres mains, ébranlé leur maison et préparé leur ruine, c’étaient des fils de la Révolution qui secouaient les colonnes et ouvraient la brèche à l’ennemi.

Non point, sans doute, que l’esprit d’examen doive s’arrêter devant la Révolution, fille de l’esprit d’examen, et que l’attachement superstitieux au « bloc » se distingue essentiellement de tout autre fanatisme. Jamais hommes ne furent plus divisés entre eux que ceux de cette tragique époque, qui se tuèrent les uns les autres, décapitant la France, et ouvrirent ainsi la voie au despotisme, moins par l’honneur de leurs excès que par la suppression d’eux-mêmes, des caractères qui auraient offert à la tyrannie une résistance efficace. Il est artificiel de les réconcilier dans la mort. Mais Taine, après Auguste Comte, en créant la métaphysique révolutionnaire, avait mis en cause les principes mêmes sur qui repose la France moderne.

  1. « L’accusation » d’athéisme fut portée contre Taine par l’évêque d’Orléans, Dupanloup, au moment de la publication de son Histoire de la littérature anglaise. (Avertissement aux pères de famille, 1863.)