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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


sant leur besogne, des larmes leur montèrent aux yeux. Maintenant, tous ceux qui les lisent en sont remués.

Dans ce monument, l’un des plus beaux qui soit de la misère humaine, pas un mot de haine ou de révolte ; rien qu’une clameur continue, inlassable, vers la Justice, qu’un long cri de douleur et de vérité, et toujours le même, « comme si la protestation de la conscience, à force de se répéter, ressemblait enfin à une plainte de la nature[1] ».

Ce cri déchira bien des cœurs, entra dans bien des cerveaux.

Les hommes d’Esterhazy eux-mêmes, Drumont, Rochefort, Judet, se turent devant ce sanglot. Par prudence, ils ne reproduisirent pas une ligne de ces lettres trop éloquentes, où l’innocence éclatait. Il n’y avait pas que des brutes parmi leurs lecteurs. Même enragées de haine contre les juifs, les femmes n’eussent pu retenir leurs pleurs. Et c’est l’habitude des bourreaux de mettre un bâillon à leurs victimes.

D’autres aussi se turent, non par calcul, mais par simple lâcheté : les grands et les petits maîtres de la critique littéraire. Ils s’agenouillaient devant « toute la souffrance humaine » des héroïnes de roman. De cette sublime, mais vivante douleur, ils détournèrent les yeux.

L’horreur du décor, de l’îlot perdu, où l’innocent agonisait dans le tombeau, ajouta à la pitié.

  1. Jaurès, Les Preuves, 53. — « Ces lettres sont admirables. Je ne connais pas de pages plus hautes, plus éloquentes. C’est le sublime dans la douleur, et, plus tard, elle resteront comme le monument impérissable, lorsque nos œuvres, à nous écrivains, auront peut-être sombré dans l’oubli. L’homme qui a écrit ces lettres ne peut être, un coupable. Lisez-les, monsieur Brisson, lisez-les un soir, avec les vôtres, au foyer domestique. Vous serez baigné de larmes. » (Zola, La Vérité en marche, 120.)