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LA CRISE MORALE


même qui désignait la pièce secrète) que l’illégalité était certaine, flagrante. En conséquence, je demandais au garde des Sceaux de saisir la Cour de cassation.

Le ministre (Milliard) laissa ma requête sans réponse. Je constatai, dans une seconde lettre, cet aveu par le silence.

Dreyfus, jusqu’alors, était apparu dans les récits des journaux comme un être sournois et bas, qui toujours avait répugné à ses camarades, suant le mensonge et la trahison, si bien qu’il était incompréhensible qu’on ne l’eût pas soupçonné, surveillé plus tôt. Il avait eu des amis avant le drame ; mais depuis, sauf deux ou trois, ils ne le voyaient plus qu’à travers sa condamnation et, lâchement ou inconsciemment (mais rien de plus humain), ils ajoutaient à sa flétrissure leurs médisances.

J’obtins enfin de Lucie Dreyfus qu’elle me laissât publier les lettres du malheureux, ces preuves morales qu’elle n’avait plus le droit de ne pas verser au dossier, dans ce grand débat devant le monde[1].

Boisdeffre, Gonse, Lebon, Picquart (à l’époque où il croyait Dreyfus coupable) les avaient lues d’un œil sec. Les scribes obscurs du ministère des Colonies, qui les transcrivaient tous les mois, depuis que Lebon avait prescrit de ne plus communiquer les originaux, avaient été plus psychologues[2]. Plus d’une fois, en accomplis-

  1. Les Lettres d’un Innocent parurent dans le Siècle, 19 janvier 1898 et jours suivants.
  2. Ranc protesta, à nouveau, contre cette inepte précaution : « À qui ferez-vous croire, sordides tyranneaux du ministère des Colonies, que Dreyfus, dans les rares et courtes entrevues qu’il a eues avec sa femme, sous l’œil inquisitorial des geôliers, ait pu convenir avec elle de signes orthographiques de convention, d’un langage chiffré, la chose du monde la plus compliquée ! Geôlier, soit ! monsieur Lebon, mais non pas bourreau et tourmenteur de femmes ! » (Radical du 20 janvier 1898).