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LA CRISE MORALE


quelques-uns, demi-savants ou demi-lettrés[1], ou grisés d’un bruit insolite, ne laissa pas d’être agaçant. Il était bien d’avoir quitté son cabinet, son laboratoire, sa chaire, pour descendre sur la place publique et protester contre les violences du pouvoir et de la foule. On eût souhaité parfois, chez ces intellectuels, plus d’intelligence des sentiments et des passions qui animaient le gros du peuple ; il se trompait, mais son erreur était noble : se refuser à croire que les chefs de l’armée et de la République fussent capables, de propos délibéré, par intérêt personnel ou de caste, ou de parti, d’affirmer la culpabilité d’un malheureux qu’ils savaient innocent. Le patriotisme, même s’il s’égare, il faut le saluer.

Cette aristocratie de la pensée ne fut pas indemne des travers qui sont ceux des autres aristocraties, celles-ci trop fières de leur argent ou de leur naissance, elle de sa culture. Ici encore, les vrais savants furent les plus modestes, comme un descendant authentique des croisés a moins de morgue qu’un duc du pape ou qu’un marquis portugais.

C’était chose offensante qu’un parti s’attribuât le monopole du patriotisme, accusât l’autre d’être traître à la nation. Il n’y avait pas moins d’injuste prétention à considérer tous ses adversaires comme des êtres de conscience et de moralité inférieures.

Beaucoup de professeurs de l’enseignement secondaire, qui eussent voulu élever la voix comme leurs confrères, plus libres, des Facultés, se taisaient pour éviter de cruelles disgrâces. Rambaud, ministre de l’Instruction publique, les eût envoyés « pourrir au

  1. Barrès Journal, du 1er février) les appelait les « demi-intellectuels ».