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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Quand il se sera libéré, le spectre ne le hantera plus pour lui reprocher son silence, mais pour le remercier.

Il « crie » donc au Président de la République, qui, certainement, « l’ignore », l’aventure de Dreyfus. Son récit, d’après Bernard Lazare et d’Ormescheville, est très exact ; il a l’instinct de ce qui est possible ou probable, de la façon dont les événements ont dû se passer et les sentiments naître chez les personnages. Il ranime les uns et recompose les autres. Surtout, il groupe, il ramasse les faits, jusqu’alors épars, pour leur donner leur vraie place, donc leur valeur, comme un metteur en scène fait des acteurs qui ne savent encore que leur rôle. Il court au détail original, précis, pittoresque, qu’il soit vulgaire ou tragique, mais qui illumine, qui vaut cent digressions. Il a cet autre don, celui des mots et des phrases qui font sortir de l’ombre les héros du drame, les détachent en lumière. Et tout cela coule, roule, se précipite, avec l’apparence saisissante de la réalité.

Par malheur, ce chef de l’école naturaliste est un romantique, c’est-à-dire qu’il colore plus qu’il ne dessine, qu’il empâte plus qu’il ne construit, qu’il ignore ou méprise les nuances, et que, tout à la fois, il simplifie et grossit à l’excès. Sa psychologie est élémentaire et rudimentaire ; il bâtit ses personnages tout d’une pièce ; quand il a trouvé le principal rouage d’une machine humaine, il fait de ce rouage toute la machine. Puis, ce mannequin primitif, il le surcharge d’oripeaux, de draperies ; même quand il voit le plus juste, il accumule, pour mieux rendre sa vision, tant d’épithètes, et si éclatantes, si violentes, qu’elles en deviennent suspectes, comme des injures.

La plupart de ses descriptions, concentrées, ramassées, sont excellentes : le désarroi des bureaux de la Guerre