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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


était obsédé : ce sera sa part personnelle à l’œuvre commune.

Sa conversation avec Clemenceau, la veille de l’acquittement d’Esterhazy, l’avait mis en verve. Il eut, en outre, une crainte d’artiste (qu’il m’a avouée), point banale, qu’un autre eût son idée en même temps que lui, ou que Clemenceau, peut-être, la lui prît. Indifférent d’abord à l’extraordinaire aventure, puis entraîné par elle, maintenant il se jette en avant. Il écrivit tout le jour, d’une haleine, dans la fièvre de l’inspiration et de la colère ; et le lendemain, pendant que s’achevait la comédie du Cherche-Midi ; et encore toute la matinée du troisième jour, fouetté par les cris de triomphe de la canaille et par le titre provocateur d’un article de Cornély : « Affaire classée[1]. »

Vers le soir, il porta son ouvrage à l’Aurore, en donna lecture.

Les rédacteurs, quelques visiteurs qui se trouvaient là, virent le drame, pour la première fois, dans toute son horreur, éclatèrent en applaudissements. Zola parti, Clemenceau, dilettante incurable jusqu’à la mort, observa : « L’enfant marche tout seul. »

  1. Ce titre, d’ailleurs, est en contradiction avec l’article où Cornély protestait contre l’horrible facilité avec laquelle « certains de nos compatriotes traitent d’étrangers les gens qui ont le malheur de ne pas être de leur avis. L’argument étranger, c’est la flèche empoisonnée, la balle mâchée, l’arme lâche. C’est l’arme des nations entamées et des peuples qui s’en vont. » Cornély, plus d’une fois, et d’autres encore, furent (ou se crurent) obligés de ruser ainsi avec le public, d’envelopper de mensonge un grain de vérité. Michelet a écrit sur cette misère des serviteurs d’une juste cause, qui acceptent « d’être les bouffons de la peur », une page admirable qu’il faut relire. (Révolution, I, 40. Comment échappent les Libres Penseurs.)