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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


c’est-à-dire, ma fois se sauver et se débarrasser de lui[1]. On ne lui en fait pas aisément accroire. De ses grands yeux sombres, profonds, où brûle un feu de volcan, il voit très clair. Il décida de ne s’en fier qu’à lui-même, de se renseigner directement. Il alla, de son pas léger, chez Belhomme, qui passait pour le « chef des experts » et qui ne fit nulle difficulté pour le recevoir[2].

Il eut vite fait de se rendre compte que Belhomme était « gâteux « ; en effet, l’expert ne s’était pas encore résigné à croire que le bordereau avait été décalqué sur l’écriture du commandant[3], et il lui attribuait la lettre « du Uhlan ». Donc, ou Du Paty s’illusionnait, ou il trompait Esterhazy.

Il s’en retourna, plein de craintes ; lui, qui écrivait avec une facilité vertigineuse, il s’y prit à deux fois pour rédiger sa mise en demeure à Boisdeffre[4]. Il garda d’ailleurs, car il pensait à tout, les deux brouillons et les cacha dans une potiche japonaise sur la cheminée de sa maîtresse.

Bête qui s’est vue dix fois forcée par les chiens, sentant sur lui leur haleine et leurs crocs, et dix fois déjà, par miracle, a échappé à l’hallali, il se crut perdu ce soir-là et, tout en rusant encore, cacha mal sa peur :

Que dois-je faire puisque les experts se refusent à con-

  1. Cass., II, 250, Esterhazy ; Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles), 71 : « Je trouvai étrange que les experts obéissent si rapidement à l’impulsion qui les dirigeait dans la question du bordereau et fussent si longs à se décider dans l’autre affaire. » En effet, ils étaient saisis depuis le 30 novembre de la lettre « du Uhlan », et, seulement depuis le 12 décembre, du bordereau.
  2. Cette visite est avouée par Belhomme : « Il vint me confirmer ses dires devant Ravary. » (Rennes, II, 573.)
  3. Rennes, II, 573, Belhomme : « C’est ce que désirait Esterhazy. »
  4. Cass., I, 224. Bertulus : « Il me répondit : « Ce sont des notes destinées à un général. » Il n’a pas dit à quel général. »