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L’ACQUITTEMENT D’ESTERHAZY


jour emphatique ?… L’opinion publique ? Qu’est-ce aujourd’hui sinon l’opinion de la presse ? Et quelle presse[1] !

Les signataires n’étaient pas encore bien nombreux ; mais, tous, dans leurs milieux, avaient cette autorité que donnent, parmi les jeunes hommes, le talent à son aurore et le caractère déjà formé.

Une lettre de quelques lignes produisit une impression profonde. Le jour même où je fis paraître l’acte d’accusation de 1894, Scheurer demanda à Duclaux ce qu’il en pensait. Nul, depuis Pasteur dont il était le successeur, n’était estimé à l’égal de ce grand savant, modeste et simple, qui vivait dans son laboratoire, dédaigneux des honneurs, épris seulement de science. Duclaux répondit :

Je pense tout simplement que si, dans les questions scientifiques que nous avons à résoudre, nous dirigions notre instruction comme elle semble l’avoir été dans cette affaire, ce serait bien par hasard que nous arriverions à la vérité. Nous avons des règles tout autres qui nous viennent de Bacon et de Descartes : garder notre sang-froid, ne pas nous mettre dans une cave pour y voir plus clair, croire que les probabilités ne comptent pas et que cent incertitudes ne valent pas une seule certitude. Puis, quand nous avons cherché et cru trouver la preuve décisive, quand nous avons même réussi à la faire accepter, nous sommes résignés à l’avance à la voir infirmer dans un procès en revision auquel, souvent, nous présidons nous-mêmes.

Avec Duclaux, c’était la Science elle-même qui entrait dans l’Affaire : les moines eux-mêmes n’osèrent pas dire que la Science se fût vendue aux juifs.

  1. Temps du 6 janvier 1898.