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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


rait lui être reproché, à tort ou à raison, comme une infraction à la règle, un manquement au secret professionnel ; et son ambition était de rester jusqu’au bout, à travers tant d’obstacles accumulés, le soldat discipliné qu’il avait été jusqu’alors. Dès lors, il avait signifié nettement à Leblois et il venait de lui faire savoir à nouveau qu’il entendait, désormais, agir à sa tête, comme il en avait bien le droit, qu’il le couvrait pour le passé, mais qu’il protesterait publiquement, et vivement, si quelque indiscrétion se produisait (notamment sur sa correspondance avec Gonse), car ce serait un abus de confiance.

Boisdeffre, en demandant à Picquart sa parole de ne pas voir Leblois, en dehors d’une permission spéciale, avait pris une habile précaution. La presse continuait à le dire le complice de Scheurer, quand il ne pouvait même pas se concerter avec son avocat.

L’intérêt de Picquart, qui se confondait, dans une si grande cause, avec l’intérêt de la cause elle-même, c’était de laisser produire ces lettres, devant une assemblée comme le Sénat, par un homme comme Scheurer. Bien qu’elles traitent d’une affaire d’État, elles sont écrites sur un ton familier, ce ne sont pas des lettres de service. Elles ont été montrées déjà à trop de gens pour que Gonse lui sache gré d’une discrétion tardive. Il en conclura seulement que Picquart, pris de crainte, hésite et se dérobe. « La meilleure stratégie, a écrit Clausewitz, consiste à être toujours très fort, d’abord en général, puis au point décisif. C’était le principe de Napoléon qu’au point décisif on ne peut jamais être trop fort. Toute réserve destinée à n’être employée qu’après est une faute[1]. »

  1. Général de Clausewitz, De la Guerre, I, 310 ; 321, 329.