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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


jours, à l’école d’un maître, il avait parachevé son expérience des hommes au pouvoir, il poursuivit hardiment son offensive[1].

cette nuit-là et les nuits suivantes, on ne vit que lui dans les bureaux des journaux.

Sauf à quelques naïfs, il y parut ce qu’il était : un homme à tout faire, très intelligent.

Seulement, quelque impression sinistre ou fâcheuse qu’il produise, ou quelque charme bizarre qu’il exerce, demi-bandit, demi-magicien, brutal et vénéneux, les journalistes le représentent tel qu’il veut l’être : un animal superbe, de vie orageuse, de volonté indomptable, passionné d’honneur jusqu’à la frénésie, qu’on doit attacher pour qu’il ne tombe pas sur ses diffamateurs à grands coups d’épée, le poème vivant de l’Énergie.

Il ne fut jamais plus éloquent, excité par la fièvre d’une telle aventure.

Il n’alla pas seulement chez les amis nouveaux ou les vieux complices, Rochefort, Drumont, Vervoort, mais, d’un pas délibéré, au Figaro, qui le premier, avait ouvert le feu contre lui.

Il était sanglé dans des vêtements usés, comme, autrefois, les officiers en demi-solde ; et cette redingote râpée, sa taille courbée, sa tête, à l’ossature en saillie, enfoncée dans les épaules, son teint jaune, fatigué, la peau ridée du crapaud, les yeux, à la fois vifs et las, au

  1. Le bruit courut qu’Esterhazy, amené par Vervoort, avait assisté à la séance de la Chambre et qu’il avait dit à son nouvel ami : « Oui j’ai fait le bordereau ; mais je ne suis qu’un faussaire, je ne suis pas un traître. » Il s’était contenté d’attendre, dans une voiture de place qui stationnait place de la Concorde, le résultat de la séance. Un rédacteur du Jour le lui annonça. Il fut très ému, se plaignit amèrement que Billot ne l’eût pas défendu et dit qu’il avait écrit le bordereau par ordre. Allusion évidente au bordereau sur papier fort.