Page:Johann Heinrich Pestalozzi.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ce principe peut paraître, à première lecture, d’une banalité déconcertante : tout homme qui réfléchit tant soit peu est bien conscient du fossé qui sépare les idées des réalités concrètes. Mais, quand on observe la marche forcée des pédagogues soucieux de théorie en vue de réaliser dans leur pratique la synthèse entre la théorie qu’ils ont en tête et les êtres sensibles auxquels ils ont affaire, quand on observe par ailleurs leurs échecs fracassants et la façon dont ils se trouvent à chaque fois contraints d’aller vivre leur utopie comme marginaux, on en arrive à se dire que l’auteur du Chant du cygne est sans doute parvenu à résoudre un des problèmes fondamentaux de la pédagogie : la main du pédagogue ne pourra accomplir son ouvrage que dans la mesure où sont maintenus à distance — à distance de la main et à distance entre eux — le pôle de l’intelligence universalisante et le pôle de la sensibilité particularisante. C’est à ce prix que la liberté autonome peut réellement se constituer chez les enfants, en évitant de s’évaporer dans l’impuissance de la théorie comme de s’enliser dans l’imbroglio des intérêts. Cette volonté de distinguer est si forte que Le chant du cygne, qui prétend saisir l’essence de la formation élémentaire, est une invitation à chaque individu à prendre la responsabilité de son action, et à ne pas hésiter à se créer éventuellement d’autres moyens et d’autres techniques dès lors qu’il le fait « en vérité et en amour », comprenons : porté par la volonté de faire se lever autour de lui d’autres forces autonomes[1].

La démarche de Pestalozzi manifeste ainsi sa plus profonde actualité dans la façon, jusqu’à ce jour inégalée, dont il a sur articuler sa théorie et sa pratique. Et, si l’éducation a des chances de se développer comme processus d’action où la pratique, la recherche scientifique et la théorie se fécondent mutuellement (G. Mialaret), on peut dire que Pestalozzi a réussi à mener de front ce triple attelage.

Pestalozzi se met ainsi en position d’agir sur la nature spécifique de l’enfant. En brisant la continuité naturelle entre l’approche théorique et l’approche pratique des questions pédagogiques, Pestalozzi brise aussi le ressort du mécanisme qui faisait de l’enfant, depuis des siècles, l’instrument docile de vérification du bien-fondé de théories préconçues. En laissant béant le fossé entre théorie et pratique, l’auteur du Chant du cygne libère au cœur de l’enfant la force par laquelle il pourra faire « une œuvre de soi-même », et il jette du même coup la base d’une recherche scientifique d’ordre spécifiquement pédagogique. L’éducation fait assurément partie des sciences humaines, mais ce n’est pas une science humaine comme les autres : le rapport dialectique qu’elle entretient avec la pratique, au nom même du respect de la liberté en devenir, lui fait récuser le schéma hypothético-déductif qui préside à la démarche des sciences de l’homme.

Pestalozzi laisse au pédagogue la mission de vivre et de creuser la contradiction développée à longueur de pages dans Le chant du cygne. Nous aurions sans doute préféré qu’allant jusqu’au bout de sa réflexion il nous laisse une véritable « théorie praticable de sa pratique », que chaque instituteur puisse avoir en main. Sa grande faiblesse demeure assurément qu’il n’est jamais parvenu à détacher vraiment son œuvre de lui-même, de son existence, de ses expériences. Mais cette faiblesse devient à son tour une force eu égard à ce qu’il n’a pas cessé de rechercher depuis l’origine : la réalisation de la liberté autonome en chacun comme en tous.


Notes

  1. Voir ci-dessus, note 11.