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lui-même avoué qu’il s’était complètement trompé en élaborant certaines techniques, en particulier pour l’apprentissage du langage, et il ne s’est pas privé de modifier profondément l’instrument à un moment du parcours. Bref, ce n’est pas du côté matériel de la méthode qu’il faut aller chercher son originalité.

Et, cependant, il y a une originalité, historiquement vérifiée, dans la façon dont pratiquement tous les pédagogues praticiens des XIXe et XXe siècles s’y référeront comme à une source et ne cesseront de regarder vers elle par-delà leurs difficultés et leurs échecs.

On dira que l’originalité de la méthode élaborée par Pestalozzi réside fondamentalement dans son esprit. Son mérite est en effet le suivant : là où pratiquement tous ses disciples, avoués, ou inavoués, ont régulièrement laissé s’engloutir leur intention dans la matérialité d’un savoir, d’une technique, d’une conception a priori de l’homme, et se sont régulièrement défendus pour qu’on ne confond pas ce qu’ils voulaient avec ce qui se trouvait réalisé par eux, Pestalozzi a saisi que la méthode et toutes ses composantes ne devraient jamais être plus que des instruments entre les mains du pédagogue, afin que celui-ci produise « quelque chose » qui n’est pas dans la méthode et se révèle d’une tout autre nature que son processus mécanique : la liberté autonome.

La méthode est un instrument assurément nécessaire. Il importe d’observer la nature enfantine, de dégager les lois propres de son développement, d’agencer un environnement favorable à ce développement, de prendre en considération explicitement la dimension sociale de la relation éducative, de rendre effective la capacité d’action de l’enfant, toutes choses que les Makarenko, Montessori, Freinet, Piaget continueront à élaborer et à perfectionner techniquement. Il s’agit de scruter inlassablement le mécanisme de la nature humaine dans ses différentes manifestions : sans savoir, pas de pouvoir possible sur cette nature.

Mais c’est une erreur de croire que le savoir est en soi libérateur : moyen nécessaire, mais non suffisant. La méthode, avec tout son contenu de connaissances positives sur l’enfant, peut contribuer tout autant à l’asservir qu’à le libérer. Pour que le mouvement aille dans le second sens, il importe de développer une action spécifique qui mette en œuvre les instruments de la méthode d’une façon telle qu’ils soient effectivement générateurs de liberté autonome. C’est ici que commence à proprement parler le travail pédagogique ; c’est ici qu’intervient, par-delà la lettre, l’esprit de la méthode, un esprit qui n’utilise les techniques que pour leur faire produire le contraire d’un résultat technique : « Examinez tout, dira Pestalozzi en 1826, retenez ce qui est bien et, si quelque chose de mieux a mûri en vous-mêmes, ajoutez-le en vérité et en amour à ce que j’essaie de vous donner dans ces pages en vérité et en amour[1]. »

On comprend que l’essentiel se joue dans une pratique, qui renvoie elle-même à une attitude, et qu’on ne puisse faire la théorie de cette attitude sans courir le risque de tuer ce que le processus méthodique a pour mission de faire naître et de soutenir dans son développement. Il y a, explique encore Pestalozzi, une limite au-delà de laquelle le processus méthodique doit complètement s’inverser pour laisser l’initiative à la liberté autonome : « Quiconque s’approprie la méthode, que ce soit un enfant, que ce soit un jeune, que ce soit un homme ou une femme, celui-là se heurtera toujours dans ses exercices à un point qui sollicitera tout particulièrement son individualité : en le saisissant et en le développant, il déploiera à coup sûr en lui des forces et des moyens qui l’élèveront en majeure partie au-dessus du besoin d’aide et de soutien pour sa formation qui demeure à ce stade indispensable à d’autres, et il se mettra en situation de parcourir et d’achever de ce côté, d’un pas assuré et d’une façon autonome, le chemin restant de sa formation. S’il n’en était pas ainsi, ma maison ne tiendrait pas debout, mon entreprise aurait échoué[2]. »

S’il fallait cependant donner aux praticiens de la pédagogie une indication sur la façon dont était mis en œuvre, dans les instituts de Pestalozzi, cet esprit de la méthode, on pourrait étudier la manière dont s’articulent, au centre du processus, les trois éléments du cœur, de la tête et de la main (Herz, Kopf, Hand). Il ne s’agit pas de trois « parties » de l’homme, ni même

  1. SW, vol. XXVIII, p. 57, trad. La Baconnière.
  2. Geist und Herz in der Methode, SW, vol. XVIII, p. 35.