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le robinson suisse.

ce que je venais faire dans ses États. La peur me rendit téméraire ; je levai ma rame, et j’en déchargeai de toute ma force un coup sur la tête du monstre, qui, étonné à son tour de mon procédé, courut se cacher dans les roseaux, où je n’eus pas la moindre envie de le suivre. Je dirai même plus : reconnaissant ses droits légitimes sur la possession de cette rivière, je lui tirai fort respectueusement ma révérence, et je retournai à la mer. Là, je harponnai deux petits poissons du genre du saumon, dont je fis un excellent souper sur le rocher où je reposai cette nuit. Je ne sais pourtant si je me sers du terme convenable en disant que je reposai. Le fait est que j’eus, pendant toute la nuit, les rêves les plus horribles, dans lesquels je voyais sans cesse des crocodiles prêts à m’avaler.

« Le lendemain fut pour moi un jour de malheur. Je passai devant un petit bois habité par des perroquets au brillant plumage, et j’envoyai contre eux mon aigle. Tout à coup, jugez de mon effroi, quand je vis paraître à quelques pas de moi un énorme tigre ! Jamais encore je n’avais couru un pareil danger : il n’était qu’à quinze pas de moi, et, une seconde plus tard, il eut pu s’élancer sur moi et me déchirer. Il s’arrêta pourtant, et, quand ma frayeur me permit de lever les yeux sur lui, je vis mon aigle lui sauter à la tête et chercher, avec son bec aigu et recourbé, à lui crever les yeux. Hélas ! il fut victime de son courage : le tigre, au comble de la fureur, le saisit avec ses deux pattes de devant, l’écrasa comme une mouche, et le jeta mort sur le sable. Dans le premier moment de mon trouble, j’avais oublié de charger mon fusil. Un pistolet me restait à la ceinture ; je tirai sur la bête féroce sans la tuer, mais je la blessai assez grièvement pour qu’elle prît la fuite dans les bois. De mon côté, je jugeai qu’il était prudent de ne pas demeurer plus longtemps en ce lieu ; je me retirai le plus vite que je pus, mais non sans avoir ramassé le corps inanimé de mon fidèle et malheureux oiseau, bien résolu soit à l’empailler, soit à