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le robinson suisse.

tive de chacun ; de là je pouvais, d’ailleurs, gagner facilement la grotte en cas d’attaque.

Tout étant bien convenu d’avance, je fis charger les armes à balle, et nous commençâmes à organiser la nouvelle caravane ; mais (fut-ce un hasard malheureux ou un effet providentiel de la bonté divine, Dieu seul, qui sait tout, peut le savoir), mais, dis-je, il y eut un peu de confusion au moment du départ, et ma femme ouvrit trop tôt la porte qui retenait nos animaux captifs. Notre vieux grison, qui depuis trois jours était resté enseveli dans l’obscurité de son étable, n’eut pas plutôt aperçu la verdure et le soleil, qu’une ardeur extraordinaire s’empara de lui. Certes, je n’aurais pas cru qu’il fût capable d’une pareille agilité. Il se précipita dans la campagne en dressant fièrement la tête et faisant retentir son hennissement en signe de triomphe. Fritz voulait s’élancer après lui ; je le lui défendis expressément : l’âne avait déjà atteint le milieu de l’espace qui nous séparait du pont, et il était à craindre que les manifestations joyeuses du baudet n’éveillassent l’attention de notre terrible ennemi. Toutefois je ne négligeai rien pour ramener le fugitif, mais nos appels réitérés furent en pure perte. L’air et la liberté l’avaient enivré, et il caracolait avec une sorte de satisfaction qui nous semblait de mauvais augure pour sa docilité.

Tout à coup je vois le marais s’agiter, la tête du boa apparaît au-dessus des roseaux, et bientôt l’énorme reptile, tendant sa langue fourchue, s’élance comme une flèche vers sa proie. En un instant il eut atteint notre pauvre âne, que sa fuite trop tardive ne pouvait soustraire à son sort ; en un instant il l’eut enlacé de ses anneaux et jeté à terre.

Ma femme, à cette vue, poussa un cri de terreur ; mes enfants voulaient faire une décharge générale pour éloigner le monstre et sauver notre vieux serviteur : « À quoi bon ! repris-je, vous voyez que le serpent est trop acharné sur sa victime pour que nous puissions parvenir à la lui faire