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L’Aînée. — Vous pensez à tout, mistress Bennett. La pauvre petite sera sans doute fatiguée.

Mrs Bennett. — Tout sera prêt.

Elle sort comme elle est entrée, silencieusement.

Le Docteur. — Et… la tribu des Bennett ? Que pense-t-elle de ça ? Vous leur avez dit ?

L’Aînée. — Ou…i.

La Cadette. — Nous avons pensé que c’était préférable. Nous les considérons à peine comme des domestiques. Ils sont dans la famille depuis si longtemps ! Trois générations !

L’Aînée. — En vérité, depuis la mort de notre pauvre frère, Bennett a été bien plus le chef de cette maison que son maître d’hôtel…

La Cadette. — Sur le mariage, il a… enfin, plutôt, il n’a guère fait connaître son opinion.

Le Docteur. — C’est un homme réservé…

L’Aînée. — Je crois que c’est surtout le fait qu’elle soit montée sur les planches qu’ils ressentent si vivement.

La Cadette. — C’est une famille très religieuse !

L’Aînée. — Je ne serais pas étonnée s’ils en étaient plus atteints que nous-mêmes. Tenez : hier, à la lingerie, j’ai surpris Peggy qui en pleurait !

Le Docteur, qui a bien envie de rire. — Peggy Bennett ?

La Cadette. — Oui ! La fille de Charles Bennett.

Le Docteur. — Une question, chère demoiselle… Croyez-vous, vous semble-t-il… enfin, avez-vous souvenance d’avoir vu ici un domestique qui ne soit pas un Bennett ?

La Cadette. — Non ! Je ne crois pas que le cas se soit jamais présenté… Ah ! si, attendez… il me semble, en ce moment même… cette fille que Mrs Bennett a engagée récemment pour la laiterie. Comment s’appelle-t-elle ?

L’Aînée. — Arnold.

La Cadette. — C’est cela, Arnold. (Triomphante, au Docteur.) Vous voyez ? (Le Docteur s’incline.)

L’Aînée. — Mais… je crois que c’est tout de même une arrière-cousine à eux. (Le Docteur rit.)

La Cadette. — Par alliance… Seulement par alliance, chérie.

Le Docteur. — Oui… Eh bien, moi, chères dames, à votre place, je conseillerais à tous les Bennett de se faire une raison… Oui, enfin… de ne pas se frapper… de sécher leurs larmes… D’autant que, d’après tout ce que vous m’en dites, Vernon s’apprête à leur amener une épouse modèle, fort capable d’édifier une si vertueuse famille. (Il serre la main aux deux Dames.) Je passerai sans doute demain pour voir où nous en sommes. Rappelez-vous mon ordonnance : une page de Marc-Aurèle avant le déjeuner, en cas de besoin… À demain, chères demoiselles.

Il sort. Le jour décline.

L’Aînée. — Cher docteur ! Il vous remet d’aplomb en trois minutes.

La Cadette. — Il a tant de vie en lui ! (Mrs Bennett entre, laissant la porte ouverte. On entend des coups de marteau qui cessent aussitôt.) Oh ! mistress Bennett, nous voulions vous demander qui sera la femme de chambre de la jeune lady Bantock. L’avez-vous décidé ?

Mrs Bennett. — Je suis arrivée, après avoir mûrement pesé chaque chose, à cette conclusion : Honoria.

La Cadette, elle regarde sa sœur. — Honoria ?

Mrs Bennett. — Ce serait le choix idéal.

L’Aînée. — Mais n’est-elle pas bien jeune ? Connaît-elle suffisamment le service ?

Mrs Bennett. — J’estime qu’une première femme de chambre, toujours dans la compagnie de sa maîtresse, possède infailliblement une influence prépondérante sur l’esprit de celle-ci.

La Cadette, naïve. — Vraiment ?

Mrs Bennett. — Je le crois. Or, Honoria — et mon choix s’explique par là — Honoria a reçu une éducation excellente, elle a des principes exceptionnellement élevés !

La Cadette. — C’est un fait !

Mrs Bennett. — Quant au service… Elle s’y adaptera rapidement et de façon irréprochable… D’ailleurs, dans les premiers temps, je pourrai…

Le son du marteau se fait entendre.

L’Aînée. — Quel est ce bruit dans la chambre de lady Bantock ?

Mrs Bennett. — C’est un bruit de marteau, miss Édith…

L’Aînée. — Ah ! C’est ce qu’il me semblait…

Mrs Bennett. — C’est Bennett qui le fait. Il suspend au mur quelques fragments de textes de l’Écriture. Nous avons pensé qu’il serait salutaire que notre Lady ait constamment sous les yeux un haut enseignement.

Les Misses, inquiètes. — Mais ces citations…

Mrs Bennett. — Oh ! rien d’agressif. Des exhortations très générales et qui pourraient être lues, j’en assure miss Édith, par n’importe quelle lady… (Elle insiste.) N’importe quelle lady… (Les Misses se regardent sans répondre.) Le dîner ?

La Cadette sursaute. — Ah ! oui…

Mrs Bennett. — À sept heures, comme d’habitude, naturellement.

L’Aînée. — Oui, mistress Bennett. Merci. Ils ne seront pas ici avant neuf heures. Ils préféreront sans doute dîner tête à tête.

Sort Mrs Bennett. Les deux demoiselles se regardent en silence. Le marteau reprend son bruit.

La Cadette, du ton dont on prend une résolution désespérée. — Ah ! tant pis ! (Elle va à la porte et appelle.) Bennett ! Bennett ! (Le marteau cesse. Un temps. Bennett entre.) Ah ! Bennett… votre femme nous apprend que vous clouez quelques textes aux murs de la chambre de lady Bantock…

Bennett, glacial. — Il m’a semblé qu’une grande voix silencieuse s’élevant, en quelque sorte, de la muraille…

La Cadette. — Oh ! c’est une très jolie idée…

L’Aînée. — Très haute…

La Cadette, priant. — Seulement, vous voudrez bien faire attention, Bennett, qu’aucune de ces sentences, de ces… exhortations ne prenne la forme d’une allusion personnelle, n’est-ce pas ?

Bennett. — J’ai dû en rejeter un grand nombre, parmi les plus justement populaires, à cause de cela précisément.

L’Aînée, soulagée. — Ah ! j’étais sûre de votre délicatesse.

La Cadette. — Parce que, vous comprenez, Bennett, que, sortant d’une excellente famille…

L’Aînée. — Car sa famille est excellente, ne l’oubliez pas !

Bennett. — Le Ciel me garde de l’oublier, miss Édith. C’est en ce point que je puise mes plus fortes raisons d’espérer et où je trouve l’assurance — les misses Wethrell voudront bien remarquer que je parle en mon propre nom — que je n’aurai pas à trop en rougir…

Un temps. Les Misses se regardent, un peu découragées.