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Le Docteur. — Alors ? Comment allons-nous cet après-midi, chères demoiselles ?

Il tâte le pouls de la Cadette.

La Cadette désigne sa sœur. — Elle a mieux dormi cette nuit.

Le Docteur tapote les mains de l’Aînée.

L’Aînée, désignant sa sœur. — Elle a mangé de très bon appétit ce matin.

Le Docteur, souriant, aux deux ensemble. — Parfait ! Parfait ! Tout cela : de l’agitation nerveuse causée par cette appréhension du mariage de Vernon… Oh ! légitime, du reste…

Les Misses. — N’est-ce pas, docteur ?

Le Docteur. — Légitime… (Un sourire.) et si inutile, hein ? S’opposer à l’inévitable ! Souvenez-vous de mon remède : une page de Marc-Aurèle tous les matins avant le déjeuner…

La Cadette. — Marc-Aurèle est de bon conseil, docteur. Mais, en vérité, ce fut si soudain !…

Le Docteur. — L’inattendu ! Eh ! oui, cela surprend, bouleverse. Mais nous devons prendre le dessus, faire contre mauvaise fortune bon cœur, comme de bonnes, chères, braves demoiselles. (Elles sont très émues.) Quand les attendez-vous ?

L’Aînée. — Ce soir, par le train de huit heures. Nous avons reçu une dépêche de Douvres, ce matin.

Le Docteur. — Et cet appartement sera le sien ? Voyons un peu. (Il va au portrait de lady Bantock.) La noble, la célèbre Constance ! Je ne revois jamais la toile du vieil Hopner sans émotion. Une maîtresse femme et une grande dame. L’amie, la confidente de Pitt ! (Un temps.) Elle… elle demeurera là ? (Signe affirmatif des deux sœurs.) Oui… toujours présente pour rappeler à cette nouvelle venue les hautes traditions familiales. Très brillante idée, réellement.

Elles sourient avec satisfaction.

L’Aînée. — Et vous ne craignez pas… c’est ce que nous voulions vous demander, vous ne craignez pas qu’elle trouve l’éclairage de cette pièce un peu… brutal ?

La Cadette. — Les actrices… si, du moins, ce qu’on dit est vrai…

Le Docteur. — On exagère, chères demoiselles. On exagère beaucoup. (Il s’assied dans un grand fauteuil. Les Misses sur le canapé.) Tenez, je vais vous dire à quoi vous pouvez vous attendre : une jeune femme… plus tout à fait jeune… enfin, une femme un peu plus âgée que lord Bantock, je suppose…

L’Aînée. — Pourquoi ?

Le Docteur. — L’usage le veut… Une exquise silhouette d’une élégance un peu…

La Cadette, apeurée. — Choquante !

Le Docteur. — Non, non !… Coûteuse. C’est le mot. Les cheveux un peu trop blonds, peut-être…

L’Aînée. — Ah !

Le Docteur. — L’habitude… Un peu trop courts peut-être aussi…

La Cadette. — Oh !

Le Docteur. — La mode… Tout cela sera facilement ramené à des proportions raisonnables.

Les deux Sœurs, ensemble. — N’est-ce pas ?

Le Docteur. — Mais, voyons ! Puis il y a le physique. C’est une chose qui a son importance. Des traits piquants, des yeux fort expressifs et dont on doit connaître diablement bien le maniement et le pouvoir…

L’Aînée, émerveillée. — Que ce doit être difficile !

Le Docteur. — Un sourire adorable et… permanent, découvrant des dents sans reproche. Et, par-dessus tout : elle est adroite. C’est notre planche de salut. Elle est très adroite ! Elle saura s’adapter à sa position nouvelle.

La Cadette. — Il faut en effet qu’elle soit fort habile pour avoir obtenu la place qu’elle occupe. Vernon dit qu’elle a fait courir tout Paris cet hiver !

L’Aînée, sentencieuse. — Et le sens critique des Français est bien connu.

Le Docteur. — Je faisais surtout allusion à l’habileté qu’elle a dû déployer pour chambrer ainsi notre Vernon, qui n’est pas un naïf.

L’Aînée. — Soyons justes ! Je crois qu’elle était vraiment très éprise de lui.

Le Docteur. — Parbleu ! Je le crois bien aisément. En général, voyez-vous, chères demoiselles, les chanteuses de music-hall sont assez facilement « très éprises » d’un lord anglais.

Il rit, enfoncé dans son fauteuil.

L’Aînée. — Mais elle ne savait pas qu’il était lord !

Le Docteur, se remettant d’un coup au bord de son siège. — Elle ne savait pas ?

La Cadette. — Non ! C’est si romanesque ! Elle l’a épousé croyant devenir la femme d’un artiste peintre peu connu : M. Wethrell.

Le Docteur, éberlué. — D’où tenez-vous ça ?

L’Aînée. — De Vernon lui-même. Vous avez sa lettre, Édith ? (Fouillant dans son sac.) Non ! C’est moi qui l’ai.

La Cadette. — Il compte le lui apprendre ce soir en arrivant. Quelle surprise ! (Elle rit.)

L’Aînée. — Oui ! (Lisant la lettre.) J’ai résolu de ne rien lui dire avant d’être près de vous. Nous nous sommes mariés très simplement et elle ne voit en moi que James Vernon Wethrell, artiste peintre, et son compatriote. La chère petite n’a même jamais cherché à savoir si j’étais riche ou pauvre. N’est-ce pas touchant ?

La Cadette. — Tellement… tellement romanesque !

Le Docteur. — Vous voudriez me faire croire… (Il se lève et marche de long en large.) Après tout, c’est possible.

L’Aînée. — Vous voyez qu’elle ne ressemble pas aux autres chanteuses de music-hall !

Le Docteur, énergique. — Ça ! Aucun doute !

La Cadette. — Puis elle sort d’une excellente famille.

Le Docteur. — Par-dessus le marché !

La Cadette. — Un de ses oncles est évêque.

Le Docteur. — Évêque ? Où cela ?

L’Aînée, lisant. — Vernon ne sait pas comment le mot s’écrit : quelque part en Nouvelle-Zélande.

Le Docteur. — En Nouvelle… Ils ont aussi des évêques par là ?

La Cadette. — Il faut croire.

L’Aînée. — Quant à son cousin : un juge…

Le Docteur. — En Nouvelle-Zélande ?

L’Aînée, consultant la lettre. — Non… en Ohio…

Le Docteur. — Ça me fait l’effet d’une famille… hem !… un peu… éparpillée, hein ?

La Cadette. — On se déplace si aisément de nos jours ! (Entre Mrs Bennett, la femme de charge. Elle va pour parler aux Misses Wethrell, quand elle aperçoit le Docteur.)

Mrs Bennett. — Bonjour, monsieur le docteur.

Le Docteur. — Bonjour, mistress Bennett.

Mrs Bennett, montre en main, aux Misses. — J’ai pensé — il est six heures et demie — qu’il était temps d’allumer le feu dans la chambre de Milady.