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Fanny et ses gens au théâtre Daunou


Voici, encore, une pièce qui nous vient d’Angleterre comme le Rosaire et Au grand large, que La Petite Illustration a publiés dans ses numéros des 30 janvier 1926 et 9 avril 1927. Le théâtre anglais ne nous vaut pas seulement, en effet, des opérettes puériles, qui ne sont que des prétextes à danses et relèvent plutôt du musichall ou de ces comédies policières ou fadement romanesques, dont les adaptateurs français ont quelque peu abusé. Sans parler de Bernard Shaw, qui a vu, en ces dernières années, presque toutes ses œuvres dramatiques affronter notre scène, d’autres humoristes britanniques méritent d’être connus pour la qualité nouvelle d’observation qu’ils nous apportent. Tel est le cas de Jerome K. Jerome.

Réputé surtout comme romancier — deux de ses livres les plus célèbres : Trois hommes dans un bateau et Mes enfants et moi, ont été récemment traduits en français — Jerome K. Jerome a toujours eu pour le théâtre un vif penchant. À dix-huit ans, il était acteur, puis devint imprésario. Il a fait représenter une vingtaine de pièces, dont plusieurs ont fait le tour du monde — on en a joué jusqu’au Japon — et il jouit, dans son pays, de la plus flatteuse réputation. Mlle Andrée Méry et M. Pierre Seize ont donc été bien inspirés en nous révélant Fanny et ses gens, comme l’atteste d’ailleurs l’accueil fait à cette spirituelle et curieuse comédie.

H n’est pas nécessaire de présenter aux amateurs de théâtre Mlle Andrée Méry. Ils se souviennent de la place qu’a tenue cette excellente comédienne au théâtre Antoine, puis à l’Odéon, et des remarquables créations qu’elle fit dans le Roi Lear, l’Honneur, Oiseaux de passage, Blanchette, les Remplaçantes, l’Indiscret, le Poussin et dans beaucoup d’autres œuvres classiques ou modernes. Plus récemment, elle interprétait, à l’Œuvre, Irène exigeante, le petit acte ravissant du regretté André Beaunier, et, au théâtre des Arts, le Lac salé, la pièce que M. Pierre Seize avait tirée du roman de M. Pierre Benoît. Ce fut, précisément, pendant les représentations du Lac salé que Mlle Andrée Méry, qui s’intéressait depuis longtemps à Jerome K. Jerome, eut l’occasion de parler de Fanny et ses gens à M. Pierre Seize. Celui-ci s’était aussi destiné au théâtre et avait été, au Conservatoire, élève de Paul Mounet. Mais il fut grièvement blessé en 1914 sur le front d’Argonne — il avait alors vingt ans — et dut subir l’amputation d’un bras, ce qui mit fin à sa carrière dramatique, du moins en tant qu’acteur. Il y devait revenir comme auteur, après avoir pris dans le journalisme une place appréciée, et s’être également essayé dans le roman. Il accueillit donc avec empressement la collaboration qui lui était offerte. Car il ne s’agissait pas seulement de traduire, dans une langue élégante et alerte, la pièce en question. L’humour anglais a un tour assez particulier qui risque souvent de n’être pas compris d’un public français. Il faut trouver des équivalences, remplacer certains traits par d’autres qui nous sont plus accessibles, modifier la structure scénique conformément à nos habitudes ou à nos goûts, bref, faire œuvre d’adaptation habile.

Le sujet même de Fanny et ses gens n’est pas de ceux qui, de prime abord, correspondent à notre mentalité. Lorsque l’on parle à un Anglais de gentry, il conçoit aussitôt un ensemble de traditions dont il ne songe même pas à discuter la légitimité. Nous n’avons plus, quant à nous, la même considération pour une aristocratie de naissance. Ce qu’il y a de plaisant dans le cas imaginé par Jerome K. Jerome, c’est que, si le jeune lord qu’il met en scène a accepté l’idée d’une mésalliance avec une girl de musichall, l’intransigeance des principes est sévèrement maintenue, dans sa propre maison, par ses domestiques. Or, la girl se trouve être la nièce de son majordome. Il en résulte une situation paradoxale qui ne prend toute sa valeur qu’autant que nous ne tenons point pour un préjugé ridicule l’idéal de la lady. Le comique doit naître non de l’attachement à certaines idées, éminemment respectables, mais de ceux qui le professent. Ajoutez à cela un autre élément qui ne nous échappe pas moins : l’espèce d’aversion scandalisée que peut éprouver un puritain, nourri de la Bible, pour une femme de théâtre. Mais, ici encore, ne faut-il pas nous méprendre ; pas un instant la moralité personnelle de la petite danseuse n’est mise en cause. Fanny est d’une vertu irréprochable. Ce n’est pas son passé qui la rend indésirable : c’est sa condition. Elle pourrait faire la meilleure des épouses bourgeoises : elle est honnête et elle n’a aucune grossièreté de manières. Ce qui lui manque pour être une girl, c’est la race. Un auteur français eût tourné l’aventure en vaudeville : Jerome K. Jerôme transporte le débat sur un plan singulièrement différent.

En lisant Fanny et ses gens dans la version qui nous en est présentée, nous ne nous égarons point sur une fausse piste et nous comprenons toutes les intentions de cette ironique peinture de mœurs. Les adaptateurs ont sans doute, dans une large mesure, le mérite de nous avoir facilité cette intelligence, comme la critique a été unanime à le reconnaître.

Après avoir, dans Comœdia, constaté 1’ « agréable succès de cette pièce amusante, d’une gaîté heureuse et facile, adroitement adaptée, fort bien jouée et mise en scène avec beaucoup de goût », M. Étienne Rey fait de judicieuses considérations sur l’humour anglais comparé à notre comique :


« L’Angleterre est un pays où l’humour trouve des conditions plus favorables qu’en France. Le comique naît presque toujours d’une différence, d’un contraste. Or, chez nous, tout est de plus en plus nivelé : les classes sociales se confondent, les barrières n’existent plus. L’Angleterre, elle, a encore des traditions : elle possède toujours une aristocratie, une domesticité. Et elle a la Bible. Je ne dis point que tout cela n’ait d’autre raison d’être que de fournir des sujets à des auteurs. Mais, enfin, il est bien certain qu’un humoriste trouve là d’excellents points de départ, des différences de classe et de mœurs, des survivances du passé dans le présent, des caractères nettement accentués, des personnages qui semblent n’être plus de leur temps. Voilà une riche et pittoresque matière comique que nous n’avons plus guère en France.

» J. K. Jerome a été souvent comparé à Mark Twain. Il n’en possède pas la verve puissante ni l’esprit caustique, mais il a ce burlesque de l’imagination, ce don de saisir partout le comique des êtres et des choses et une sorte de vivacité joyeuse qui s’appuie sur l’optimisme. Chez nous, le rire de nos écrivains est au contraire, le plus souvent, à base de pessimisme. »


Semblablement, M. G. de Pawlowski, dans le Journal, loue a cette pièce d’un sentiment ironique et tendre, toujours divertissante à chaque scène, qui a beaucoup plu », et dit :


« Depuis les temps lointains où Andrée Méry m’apporta à Comœdia ses premières et intelligentes traductions d’un certain Jerome K. Jerome,