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Vernon. — C’est que je craignais…

Fanny. — Quoi donc, Vernon ? de la trouver ouverte, peut-être ?…

Vernon. — Ah !…

Il s’assied la tête dans ses mains.

Fanny. — Ce mariage a été une immense erreur… Vous en êtes pour beaucoup responsable…

Vernon. — Moi, Fanny ? Moi qui…

Fanny. — Mais oui… car vous étiez charmant… dangereusement charmant ! Vous paraissiez si neuf, si gai, si vrai dans notre milieu factice… Si vous ne vous étiez pas déclaré tout de suite en ma faveur, je crois que tout le numéro se serait battu pour vous conquérir. Alors, moi… n’est-ce pas ? tout de suite je suis tombée dans la friture…

Vernon. — Dans la friture, Fanny ?

Fanny. — C’est le régisseur des Folies-Bergère qui disait ça… Et quand on a bien envie d’une chose… et qu’on est sur le point de l’obtenir, les scrupules ne parlent pas très haut ! Naturellement, j’aurais dû tout vous dire sur moi-même… Je me suis contentée de vous taire… c’était déjà beaucoup demander à une femme… Ce n’est pas moi qui ai inventé l’évêque… vous savez ?

Vernon. — Je sais… je sais…

Fanny. — Ni le juge !… Ça, c’est du travail à George. Mon tort a été de croire à l’amour d’un homme que ma peu reluisante parenté devait impressionner si fâcheusement… (Vernon fait la grimace.) C’est bien naturel… vous avez une grosse situation à sauvegarder… Et surtout, je ne savais pas que vous étiez lord Bantock !… sans ça, vous pensez si je vous aurais tout crié ! Ce n’était pas très réjouissant pour moi de revenir ici, je vous assure… Mon souvenir de Bantock-Hall était celui d’un bagne dont on se serait providentiellement évadé.

Vernon. — J’ai pensé à ceci, Fanny… Comment, avant d’entrer ici, n’avez-vous pas reconnu cet endroit où vous avez été malheureuse ?

Fanny. — Nous sommes arrivés à la nuit… et puis, je ne voyais rien… rien que vous ! Mais si j’avais pu supposer… Ah ! Vernon… j’aurais couru d’un tel pas vers la gare que vous ne m’auriez sans doute pas encore rattrapée… Oh ! ces gens !…

Vernon. — Oui, je me doute bien qu’ils vous ont fait les minutes assez dures…

Fanny. — Ils croyaient faire leur devoir… Bennett est de la race des hommes de devoir… c’est une race terrible ! Mon désir est que vous les repreniez tous… tous les vingt-trois… Comme ça j’aurai l’impression d’avoir fait dans votre vie le moins de changements possibles. Vous n’associerez pas mon souvenir à des bouleversements et je ne serai bientôt pour vous qu’une petite erreur reconnue à temps et réparée… Et vous vous marierez à nouveau… cette fois avec quelqu’un de votre monde, de votre rang… Ce sera un mariage sans erreur, un mariage sensé…

Vernon. — Avez-vous fini de parler ?

Fanny. — Oui, je crois que j’ai tout dit.

Vernon. — Alors peut-être me laisserez-vous placer un mot… Vous me jugez très snob ? Je le suis… c’est un fait…

Fanny, doucement. — Non, Vernon… ce n’est pas juste ! Si vous l’étiez, vous n’auriez pas épousé une chanteuse…

Vernon. — Nièce d’un évêque !

Fanny. — Une girl de music-hall !

Vernon. — Cousine d’un juge ! Que je l’aie cru ou non, cela ne change rien ! Un mensonge que l’on peut imposer aux autres sans danger est aussi beau qu’une éclatante vérité pour un snob… Si, si… je vous assure… C’est au point que si George m’avait dit que votre oncle était mon maître d’hôtel…

Fanny. — Eh bien ?

Vernon. — Eh bien, j’aurais hésité ! C’est là que l’erreur a commencé… Il faut repartir de là… je crois… Asseyez-vous, Fanny…

Fanny. — Mais, Vernon…

Vernon. — Vous ne voulez pas vous asseoir ? (Fanny s’assied. Un temps.) Je veux que vous restiez. Je veux que vous soyez ma femme. Je demande à la nièce de mon maître d’hôtel de me faire l’honneur d’être ma femme.

Fanny. — C’est beaucoup de bonté !

Vernon, sans galanterie. — Je ne pense pas à vous… je pense à moi-même. J’ai besoin de vous. Je ne peux pas me passer de vous… Ce n’est pas un droit que je fais valoir… Je vous sais en mesure de gagner votre vie… Newte me faisait à l’instant un tableau doré de votre avenir…

Fanny. — Celui-là !…

Vernon. — Mais vous ne serez à aucun autre… Cela, je l’ai bien résolu… Vous resterez lady Bantock aussi longtemps que je vivrai…

Il est devenu tout à fait farouche.

Fanny, qui a bien envie de sourire. — Ça n’arrange rien, vous savez…

Vernon. — Si, vous ne serez à aucun autre… Ça m’arrange, moi !

Fanny. — Avez-vous réfléchi, Vernon ?

Vernon. — J’ai réfléchi à ceci : je vous garde.

Fanny. — Avez-vous pensé à tout ?

Vernon. — J’ai pensé que j’allais vous perdre… Croyez-vous que je vais pouvoir continuer à vivre ma vie heureuse de jeune lord ? C’est tout ce que j’ai connu de beau au monde que vous emporteriez avec vous… Et ce Newte qui croyait qu’il allait emmener son étoile… Ah ! mais non… elle m’appartient… elle m’appartient par contrat ! Comment dites-vous ?… privilège exclusif… voilà.

Fanny. — Mais… Vernon… est-ce que vous vous occupez de moi… de mon bonheur ?

Vernon. — Pas du tout… pas une seconde… Je vous aime bien trop pour que vous ne soyez pas heureuse quand je serai heureux… Et puis, j’ai eu trop mal, cette nuit. Fanny, je me suis battu avec moi-même… C’était un vilain match… avec un adversaire déloyal… Je n’en suis pas fier, ma petite fille… Il y a cinq minutes… le résultat en était encore incertain… mais quand je vous ai vu paraître là, avec votre petit sac en peau de grenouille…

Fanny. — De lézard… Vernon !

Vernon. — Oui… de lézard… et votre air de départ… j’ai senti que ces petits poings légers mettaient knock-out l’adversaire déloyal… Je ne veux pas voir partir ce petit sac en peau de crocodile…

Fanny. — De lézard…

Vernon. — Oui… de lézard… ça n’a aucune importance…

Fanny, taquine. — Si ce n’est que ça… Vernon… je peux vous le laisser… mon petit sac en peau de…

Elle le dépose sur les genoux de Vernon.

Vernon, riant, la prend dans ses bras. — Oh ! la mauvaise !

Fanny. — Mais il va falloir tout avouer à vos