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Bennett entre.

Honoria. — Cela ne fait pas partie de mes attributions.

Fanny. — Vos attributions consistent surtout à obéir à mes ordres.

Bennett, que tout son calme a abandonné, d’une voix tremblante. — Obéissez toutes deux aux ordres de Milady. Le reste me regarde. (Honoria et Jane aident Ernest à remettre la pièce en état.) Puis-je parler à Milady ?

Fanny. — Certainement.

Bennett. — Je désirerais que Milady m’accordât un entretien particulier.

Fanny. — Je n’en vois aucunement la nécessité.

Bennett, au comble du désarroi. — Milady n’oublie pas l’alternative dans laquelle…

Les deux Misses ont assisté à ce colloque un peu comme les trois enfants devaient écouter dans le saloir la conversation du boucher avec sa femme.

L’Aînée, dans un cri de terreur. — Bennett ! Vous ne songez pas à nous quitter ?

Bennett. — Mon devoir, miss Édith, sera décidé par l’entretien particulier que j’ai l’honneur de solliciter de lady Bantock.

La Cadette. — Vous y consentez, Fanny, n’est-ce pas ? Nous allons nous retirer et…

Fanny, froidement. — Je regrette. Je n’en ai pas le loisir.

L’Aînée intercède. — En effet, Bennett, je crois lady Bantock un peu fatiguée… Demain…

Fanny. — Ni demain, ni un autre jour. (Vernon entre, suivi de Newte. Fanny va à eux.) Oh ! Vernon, vous avez manqué de bien peu d’anciennes amies à vous.

Vernon. — Je sais… Je suis navré…

Fanny. — George ! Comment es-tu là ?

Newte. — J’ai appris la brillante équipée de ces demoiselles, je suis venu leur dire ce que j’en pensais. (Bas, à Fanny.) J’ai aperçu le char à bancs au moment où je montais dans le train, à Melton ; suis revenu, un peu inquiet.

Vernon remarque quelque chose d’anormal dans l’attitude des divers personnages.

Vernon. — Mais, qu’est-ce qui se passe ?

Bennett. — Puis-je entretenir Votre Honneur quelques instants en particulier ?

Vernon. — Tout de suite ?

Bennett. — Tout de suite. Il s’agit d’une affaire grave et qui demande à être réglée sur l’heure.

Il a dit cela d’un ton ferme, respectueux, pressant.

Vernon. — S’il en est ainsi, Bennett, je suis à votre disposition. Venez par ici. (À Newte.) Vous permettez, ami ? Ce ne sera pas long.

Fanny. — Un moment ! (Vernon s’arrête.) Je puis rendre cet entretien inutile. (À Vernon.) Vernon, je suis, n’est-ce pas, la maîtresse dans cette maison ?

Vernon. — La maîtresse ?

Fanny. — Oui, c’est bien moi qui en suis la maîtresse, la seule maîtresse ?

Vernon. — Mais… naturellement, Fanny. Qu’est-ce que tout ceci veut dire ?

Fanny. — Vous allez le voir ! (À Bennett.) Priez Mme Bennett de monter jusqu’ici. J’ai à lui parler.

Bennett. — Je ne sais si Votre Honneur…

Fanny. — À l’instant même !

Bennett hésite, regarde Vernon, le voit décidé à soutenir Fanny et se résout à obéir. Fanny va au bureau, cherche des papiers, aligne des chiffres.

Vernon. — Mais qu’est-ce qui se passe ?

L’Aînée. — Elle est énervée, pauvre petite ! Elle vient de passer par une épreuve délicate…

La Cadette. — Bennett n’a pas approuvé qu’elle reçoive ses amies.

Newte. — Celles-là, elles vont savoir ce que je pense avant la fin de la journée !

Vernon. — Pourquoi fait-elle demander Mrs Bennett ?

L’Aînée. — Je ne sais pas, mon petit.

Vernon et ses tantes forment un groupe à part. Newte est un peu écarté. Le Docteur, isolé, se prépare à suivre avec intérêt la lutte. Bennett entre, suivi de Mrs Bennett.

Mrs Bennett. — Milady m’a envoyé chercher ? Je suis aux ordres de Milady.

Fanny. — Parfait. (Elle prend un papier sur le bureau.) Ceci est le compte de ce qui vous est dû. Est-il exact ?

Mrs Bennett, vérifiant. — Tout à fait exact, Milady.

Fanny détache un chèque. — Vous trouverez ici deux mois entiers de gages pour tous. Je les ai réunis en une somme globale pour plus de commodité, payable au nom de votre mari. Le deuxième mois pour le préavis. (Stupeur générale : Fanny remet le chéquier au tiroir.) Je suis désolée d’avoir à prendre cette décision. Il le fallait. Le plus dur reste à faire. Allons-y…

Newte, qui voit le danger. — Fanny, il faut…

Fanny. — La paix, George ! Reste calme. (À Vernon.) Vernon, je vous ai trompé au sujet de ma famille.

Vernon. — Quoi ?

Newte. — S’il y a eu tromperie…

Fanny. — Laisse-moi parler ! (À Vernon.) Je… n’ai aucune parenté à l’étranger. Pas d’évêque ! Pas de juge ! Tout ça, comme ils disent en France : du vent !

Vernon. — Du vent ?

Fanny. — Mon oncle est Martin Bennett, votre maître d’hôtel. Mrs Bennett est ma tante. (Les Bennett, en rang, sont parfaitement immobiles.) Je ne rougis aucunement d’eux. S’ils avaient eu pour moi autant de considération que j’en ai pour eux, nous n’en serions pas où nous sommes, voilà ! (Un temps.) C’est tout… Je suis désolée…

Tout le monde reste interdit.

Vernon, avec effort. — Mais pourquoi avez-vous ?

Fanny, dont le cœur crève. — Ah ! parce que j’ai été folle… Parce que je vous… parce que c’est l’explication de bien des choses… (À Bennett.) Vous n’avez pas voulu comprendre ! Et j’étais si bien disposée… j’aurais fait la moitié du chemin. (À Mrs Bennett.) Je suis désolée. Ne soyez pas trop sévère pour moi. J’espère de tout cœur que cela ne vous causera pas un trop grand préjudice. Je vous aiderai : Les bons domestiques sont rares… Et… je vous donnerai un bon certificat… (À Ernest.) Au revoir, toi ! Nous avons toujours été copains, tous les deux, n’est-ce pas ? Au revoir, mon vieux, bonne chance ! (Elle l’embrasse.) Maintenant, tous, excusez-moi. Je voudrais être seule. Nous reparlerons de tout ceci demain matin. J’ai bien du chagrin. J’aurais tellement voulu trouver un autre moyen d’en sortir. (Elle ne parvient plus à contenir ses larmes.) Emmenez vos tantes, Vernon, voulez-vous ? Nous causerons demain matin. Je serai mieux en état de le faire.