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Fanny. — Le jeune avocat ?

Angleterre. — Oui… C’était un avocat d’une espèce particulière. Il vendait des étoffes derrière un comptoir dans le strand. (Tous rient.) Quand Sukey a découvert ça, elle a été humiliée, tu comprends !

Archipel malais, voix perçante. — Pas ça du tout. Ce sont ses qualités morales qui ne répondaient pas à ses aspirations…

Rires. Entre Honoria avec des coupes sur un plateau. Ernest avec du champagne, des fruits et des gâteaux. Bennett fermant la marche, très pâle. C’est une procession lugubre au milieu de la gaîté générale.

Toutes devant les rafraîchissements. — Hip ! Hip ! Hooray !

Fanny. — Merci, Bennett ! Débarrassez le coin du bureau.

Angleterre. — Vas-y ! vas-y ! Te laisse pas intimider ! (Aux autres.) N’oubliez pas qu’il faut rentrer en bon état ce soir, hé, les girls !… (Au Docteur.) Il y en a qui ne sont pas habituées au champagne, vous savez !…

Le Docteur. — Parfaitement. Pas trop pleins, les verres, Bennett…

Il va parler bas à Fanny.

Irlande. — C’est pas tout ça ! Combien de temps avons-nous avant le train ?

Angleterre. — Ça ! faut demander à Judy. C’est le chef de l’expédition. Hep ! Judy !

Australie, qui a entendu. — Le train, jeune personne, quitte la gare de Melton… (Elle regarde la pendule et rit.) Ah !…

Angleterre. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Australie. — Y a que nous n’avons plus qu’un quart d’heure pour le prendre, le train !

Sauvage ruée vers les coupes. Brouhaha. Cris. Honoria est débordée. Le plateau de Bennett est en danger.

Angleterre. — Mes enfants, envolons-nous ! Pensez à ça : un quart d’heure !

Le Docteur, pour dominer le tumulte, monte sur une chaise. — Soyez sans inquiétude, mesdemoiselles ! Vous avez le temps, tout le temps. Un train part de Melton vers cinq heures trente-trois qui vous met à Londres à neuf heures.

Il s’aperçoit de sa position. Il saute à bas.

Angleterre. — C’est bien sûr, ça ?

Le Docteur. — Tout à fait sûr. Et la gare est à quinze cents mètres à peine.

Angleterre. — Ne le manquons pas, hein, les gosses ! (Au Docteur.) Gardez votre montre à la main, vous, vous serez un amour !

Durant tout ce temps, Fanny a joué avec une autorité, un tact et une grâce de « lady » son rôle de maîtresse de maison.

Fanny, à Judy. — Très réussie, ton expédition, Judy. Tu as l’étoffe d’un imprésario ! (Se trouvant devant Irlande, à Angleterre.) Veux-tu me présenter ?

Angleterre. — Mais c’est vrai ! Au fait ! Vous ne vous connaissez pas ! Miss Tetworth, notre nouvelle Irlande, lady Bantock. C’est bien ça, ton nom, hein, Fan ?

Fanny. — Oui. C’est un rôle charmant, n’est-il pas vrai ?

Irlande. — Vous savez… ça dépend de ce qu’on a l’habitude de jouer. Il y a une sacrée vieille ballade qui me change tellement des rags et des blues !

Fanny. — … ?

Irlande. — Oui… la reprise du chœur. J’ai l’impression qu’elles ne me suivent pas.

Fanny. — Mais ça n’est pas difficile du tout ! Il n’y a qu’à s’abandonner au rythme, avec les autres…

Le Docteur. — Essayez, pour voir, lady Bantock… La leçon profitera à tout le monde.

Fanny. — Ici ? Oh ! non… je n’oserais pas…

Angleterre. — Quoi ? Y a rien de changé ! C’est parce que le numéro n’est pas au complet ? On chantera plus fort, voilà tout. Je suis sûre que ces demoiselles seront charmées…

Les Misses enchantées. — Mais oui, certainement…

Irlande. — Puis, pour moi, ce sera une leçon.

Fanny, que cela décide. — Comme elle dit ça ! Mais vous devez être bien meilleure que moi. Enfin !…

Irlande est au piano. Fanny prend sa place deux pas en avant du groupe des girls qui, mains aux épaules, marquent le rythme. Les Bennett forment dans le fond une fresque scandalisée. Le Docteur jubile. Les Misses croient rêver. Ce qu’elle chante est une romance irlandaise reprise en chœur par les girls, — quelque chose de très doux et de très sentimental. Quand c’est fini :

Toutes. — Hurrah ! Fan !

Le Docteur. — Admirable. Si touchant. Si joliment expressif.

L’Aînée. — Adorable, chérie !

La Cadette. — Si romanesque !

Irlande. — Maintenant, madame, il me semble que je saurais.

Fanny l’embrasse.

Canada. — Parbleu ! Elle a des dispositions, tu sais. Je le lui dis toujours. Tout de même… ce n’est pas toi !

Fanny. — Bah ! On est toujours porté aux nues quand on n’est plus là, vous savez. Vous prendrez bien encore un peu de champagne ?

Irlande. — Merci.

Le Docteur. — Maintenant, mesdemoiselles, je crois qu’il est temps !

Angleterre. — Vite ! Vite, mes enfants !

Mouvement général.

Fanny. — Faudra revenir, n’est-ce pas, pour une journée, un dimanche !

Canada. — Mon souvenir à Vernon, hein ?

Fanny. — Comme il sera navré de ne pas vous avoir vues !

Angleterre. — J’espère que nous ne t’avons pas trop dérangée, Fan ?

Elle groupe son troupeau.

Fanny. — Tu plaisantes, chou ! (Elle lui serre la main.) Ç’a été très doux de vous revoir.

Angleterre. — Allons ! mes canards ! Allons… dépêchez-vous… Au revoir, Fanny. (Elle l’embrasse.) On te regrette, tu sais.

Fanny. — Tu es gentille !

Angleterre. — Le numéro ne se ressemble pas, c’est sûr. (Toutes ont fait leurs adieux aux Misses, au Docteur.) Et… (Sur la porte.) aucune chance de te voir revenir, je suppose ? (Un temps.) Après tout, qui sait ?

Fanny. — Oui… qui sait ? Au revoir !… Au revoir, toutes !… (Émue, elle les regarde partir. Bennett descend derrière elles. Ernest débarrasse la table. Honoria reste immobile, avec une attitude de martyre. Fanny va à la fenêtre ouverte. Les voix des girls montent jusqu’à elle. On entend les rires à la cantonade s’éloigner peu à peu.) Au revoir ! Au revoir ! Mais non, Gerty, vous avez le temps. Quoi ? Oui… naturellement, merci ! Au revoir ! (Elle redescend en scène et regarde Honoria sur le point de sortir.) Honoria ! Vous pouvez emporter ces verres ; Ernest va vous aider.