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l’homme qu’elle épouse sera de force à entreprendre ce… jardinage ?

Bennett. — Peut-être pas, mylord. Mais je sais qu’il a près de lui des gens zélés qui sauront ne pas manquer à leur devoir…

Vernon. — Brr ! Vous avez une façon d’envisager ce mariage un peu comme un séjour dans une maison de correction… Bennett, voulez-vous dire qu’on attelle la jument, je dois aller jusqu’à Melton… Venez-vous avec moi, chérie ?

Fanny saute de joie. — Quelle bonne idée !

Bennett. — Milady oublie sans doute que nous sommes aujourd’hui mercredi ? La coutume veut que lady Bantock, pendant son séjour à Bantock-Hall, soit chez elle le mercredi.

Vernon. — En effet, chérie. Si quelqu’un de nos amis venait, cela donnerait à causer. J’avais complètement oublié que nous étions à mercredi. Mais je ne serai pas long. À tout de suite. Je vais faire galoper la jument… (Fanny se rassied.) Au revoir, mon amour…

Fanny. — Au revoir, Vernon.

Vernon sort.

Bennett. — Vous trouvez ça intelligent ?

Fanny. — Quoi ?

Bennett. — De disserter avec lord Bantock sur les secrets les plus intimes de la famille ?

Fanny, agressive. — Pourquoi lui avez-vous dit que mon père jouait de l’orgue de Barbarie ?

Bennett. — Je ne me souviens même pas d’en avoir jamais mentionné l’existence à Son Honneur !

Fanny. — Mon père ! Mais si on pouvait dans ce pays faire la différence entre un artiste et un fabricant de notes en série, c’est lui, mon père, entendez-vous, qui aurait eu des Bennett à son service.

Bennett. — Nos idées diffèrent sur ce point. Je ne me sens pas d’humeur à en changer, non plus qu’à donner à lord Bantock des éclaircissements sur votre famille. Ne m’y forcez pas !

Fanny. — Parce que mon père — un grand musicien, monsieur Bennett — a eu le malheur de choisir sa femme dans une famille de laquais !

Bennett. — C’était votre mère !

Fanny. — Oh ! je ne l’oublie pas ! Pauvre maman ! Mais elle n’a jamais été des vôtres, elle non plus ! Une âme si fine, si indulgente…

Bennett, fureur concentrée. — Assez ! Écoutez-moi, maintenant, ma petite fille. Le jour de votre arrivée, je vous ai prévenue : votre destin est entre vos mains. Souvenez-vous-en. D’un mot, j’abats votre château de cartes. Un mot, vous entendez, suffira pour que vous ne soyez plus aux yeux de mon maître qu’une femme menteuse, fourbe, intéressée, une aventurière… Laissez-moi parler ! La franchise ne doit pas vous faire peur ; dans les milieux que vous fréquentez, on ne prend guère de gants pour dire ce qu’on a à dire. Le très jeune garçon qui vous a, dans un regrettable emballement, épousée ne sait pas quel genre de femme convient à un homme de son rang. Comment le sauriez-vous vous-même ? Hier encore vous gagniez votre vie sur les planches d’un café chantant. Vous n’avez jamais approché la société, si ce n’est dans ces restaurants spéciaux où parfois elle se fourvoie…

Fanny. — Mais puisqu’il ne voulait pas épouser une femme de son rang ! Puisqu’elles l’assomment, les femmes de son rang ! Il me l’a répété vingt fois. C’est parce que je n’étais pas la poupée incolore et conventionnelle que vous rêvez de voir à ma place qu’il m’a choisie, qu’il s’est senti attiré vers moi.

Bennett. — Oui, à vingt-deux ans, les hommes méprisent les conventions. Ce n’est que plus tard qu’ils donnent aux choses leur véritable nom. Croyez-vous donc, ma pauvre fille, que je sois resté pendant quarante ans debout, immobile, derrière la société sans y avoir appris quelque chose ? Ce que vous appelez une poupée incolore, le monde entier l’appelle avec moi une lady anglaise, c’est-à-dire le type le plus évolué d’une humanité supérieure. C’est à cela que nos efforts vous mèneront. Et vous parlez de laquais ? Mais si votre mère, ma pauvre sœur Rose, était vraiment issue d’une famille de laquais, le moindre espoir de relèvement vous serait à jamais interdit, entendez-vous ? Nous ne sommes pas des laquais. Nous servons !

Il a dit ça comme la Kundry de Parsifal !

Fanny, un peu subjuguée. — C’est parfait. Ne traitez pas mon père de joueur d’orgue et moi je ne vous appellerai plus laquais. Malheureusement, ça n’est pas ça qui nous fera sortir d’ennui !

Bennett. — Il est très facile de sortir d’ennui !

Fanny. — Oui… La soumission sans murmure aux mille et une volontés de mes domestiques… Merci bien !

Bennett. — Dites de vos parents, et la phrase sonnera mieux.

Fanny. — Moins bien ! Moins bien ! on peut se débarrasser de ses domestiques… (À son bureau elle voit son chéquier et joue avec un instant.) Sincèrement, oncle : vous ne trouvez pas que vous allez un peu fort, tous ? Je suis raisonnable. Je sais que j’ai beaucoup à apprendre. J’aurai de la reconnaissance pour qui voudra m’instruire. Mais vous voulez faire de moi un autre être, me transformer totalement, alors, non ! c’est impossible, voyez-vous !

Bennett. — C’est pourtant le seul moyen que nous ayons de vous venir en aide. On ne peut pas mettre du vin nouveau dans de vieilles bouteilles…

Fanny. — Oh ! je vous en prie ! Ne commencez pas à citer la Bible ! Vous n’obtiendrez rien de moi par ces moyens. Je ne puis être que ce que je suis ! je ne veux pas, surtout, être autre chose !

Bennett. — Il faudra pourtant que vous changiez si vous voulez vraiment tenir la place de lady Bantock, être la mère des lords Bantock qui sont à naître…

Fanny. — Et c’est vous qui, du matin au soir, sans répit, sans relâche, vous attellerez à cette tâche ! C’est vous qui ordonnerez ce que je mangerai, ce que je boirai. Et quand vous mourrez, cousin Simon prendra votre place. Et quand tante Suzannah mourra, ce sera, je pense, tante Amélie qui lui succédera. Et après Honoria, il y aura Alice et ses enfants et les enfants de ses enfants. Et la consommation des siècles arrivera avant qu’on ait vu ici la consommation des Bennett. Amen !

Bennett. — Avant cette époque vous aurez, je l’espère, acquis assez de bon sens pour avoir appris à nous être reconnaissante.

Il sort. Fanny, restée seule, va vers le portrait de lady Constance, qu’elle contemple.

Fanny, au portrait. — Oh ! madame ! comme je voudrais que vous me parliez !

La porte s’ouvre. Les Misses Wethrell entrent. Elles s’arrêtent, considérant Fanny toujours devant le portrait.