Qu'il ne fasse passage au fer qu'il a poussé,
Et ne voie un soldat à ses pieds renversé :
Il donne jusqu'à nous, moins effrayé du nombre [190]
Que s'il ne combattait ni voyait que son ombre ;
Se jette furieux au plus fort du danger,
Et prodigue son sang comme un bien étranger :
Sous sa main, toujours haute te toujours occupée,
Son corps semble à dessein s'offrir à mon épée : [195]
Mais, loin d'ors sur lui tenter aucun effort,
J'ai paré mille coups qui lui portaient le mort :
L'amitié qui vous joint, autant que la naissance,
M'a fait contre vous-même embraser sa défense :
Il conserve en sa vie un bien qui vous est dû ; [200]
Bien mieux que sa valeur vous l'avez défendu ;
Vous étiez son bouclier au milieu des alarmes,
Et vous l'avez sauvé, seule, absente et sans armes.
Hélas ! Joindre sa mort à mon cruel ennui
Serait bien, cher Hémon, me tuer plus que lui : [205]
À moi bien plus qu'à lui vous rendiez cet office ;
Vous sauviez Antigone en sauvant Polynice.
En effet, et vos yeux peut-être en sont témoins,
Une étroite amitié de tous temps nous a joints,
Qui passe de bien loin cet instinct ordinaire [210]
Par qui la sœur s'attache aux intérêts du frère ;
Et, si la vérité se peut dire sans fard,
Étéocle en mon cœur n'eut jamais tant de part :
Quoiqu'un même devoir pour tous deux m'intéresse,
J'ai toujours chéri l'autre avec plus de tendresse ; [215]
Jamais nos volontés ne faisaient qu'un parti ;
Mais je suis toujours même, et lui s'est démenti.