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mer s’esmeut derechef, les vagues remplirent si soudainement la barque, laquelle, dés le retour des isles Fortunées, estoit amarée à nostre navire, que non seulement elle fut submergée et perdue, mais aussi deux matelotz qui estoyent dedans pour la garder furent en si grand danger qu’à peine, en leur jettant hastivement des cordages, les peusmes nous sauver et tirer dans le vaisseau. Et au surplus diray aussi, pour chose remarquable, que comme nostre cuisinier durant ceste tempeste (laquelle continua quatre jours) eust mis un matin dessaler du lard dans une grande caque de bois, il y eut un coup de mer, qui de son impetuosité sautant par dessus le Tillac, l’ayant emportée plus de la longueur d’une pique hors du navire : une autre vague tout soudain venant à l’opposite sans renverser ladite caque, de grande roideur la rejetta sur le mesme Tillac, avec ce qui estoit dedans : tellement que cela fut nous renvoyer nostre disner, lequel, comme on dit communément, s’en estoit allé à vau l’eau.

Or dés le vendredi dixhuictiesme dudit mois de Decembre nous descouvrismes la grand Canarie, de laquelle dés le dimanche suyvant nous approchasmes assez près : mais à cause du vent contraire, quoy que nous eussions deliberé d’y prendre des rafraichissemens, il ne nous fut pas possible d’y mettre pied à terre. C’est une belle isle habitée aussi à present des Espagnols, en laquelle il croist force Cannes de succres et de bons vins : et au reste est si haute qu’on la peut voir de vingtcinq ou trente lieues. Aucuns l’appellent autrement, le Pic de Tanarifle, et pensent que ce soit ce que les anciens nommoyent le mont d’Athlas, dont on dit la mer Athlantique. Toutesfois d’autres afferment que la grand Canarie et le Pic de Taneriffe sont deux isles separées, dequoy je me rapporte à ce qui en est.