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LE JOURNAL DES VOYAGES

n’aurait pas été une mauvaise affaire.

— Alors tu crois pour de bon que ces pauvres diables arriveront sains et saufs dans la lune ?

— Certainement.

— Et que, en supposant qu’ils trouvent moyen d’y vivre un certain temps, ils réussiront à en revenir ?

— Mais oui.

— Et qu’ils ne se tueront pas en retombant sur la terre ?

— Tout est prévu pour éviter un accident, soit à l’aller soit au retour.

— Tout le monde ne devait pas en être persuadé comme toi, car on a eu, paraît-il, bien du mal à trouver dix amateurs pour cette charmante excursion.

— Cela prouve que la plupart des hommes ont une femme ou une mère qui ne veulent pas leur en laisser courir le risque.

Les jeunes gens étaient restés jusque-là un peu isolés à l’extrémité de la passerelle du Montgomery, d’où, accoudés côte à côte à la rambarde, ils observaient la foule et le Selenit amarré contre le flanc du cargo. Il y avait une centaine de personnes à bord, délégués des sociétés savantes et correspondants des grands journaux. Le gouvernement des États-Unis et le corps diplomatique s’étaient fait représenter.

Un mouvement se produisit et l’on vit arriver les membres de la mission accompagnés de quelques hauts personnages. C’étaient tous des hommes jeunes et robustes. Quoi qu’en pensât Madeleine Brifaut, le nombre des candidats avait été relativement important, mais la commission chargée du recrutement des explorateurs de la lune avait procédé à un choix sévère. Les candidats devaient satisfaire à de multiples exigences : posséder une résistance physique à toute épreuve, être entraînés aux sports, à l’alpinisme ; avoir autant que possible appartenu à de grandes missions d’exploration. On leur demandait, en outre, des facultés intellectuelles supérieures et une haute culture scientifique. En fait, les membres que la commission avait désignés avaient été présentés par les grands corps savants des différentes nations.

Le chef de la mission était un Danois, nommé Scherrebek, que plusieurs expéditions au pôle Nord avaient rendu célèbre.

Comme il ne fallait pas négliger les détails pratiques, on n’avait accepté que des hommes parlant l’anglais, car il était indispensable que tous les membres de l’équipage s’entendissent entre eux.

Brifaut désignait les explorateurs à sa femme :

— Celui qui marche immédiatement derrière Scherrebek, c’est Dessoye, le Français ; il a à sa droite l’Anglais Galston, et à sa gauche l’Allemand, Lang. Puis vient l’Américain, Garrick, entre l’Italien, Bojardo, et l’Espagnol, Espronceda. Ce brun qui est à côté d’un officier de marine, c’est le Brésilien, le docteur Uberaba. Voici enfin le plus petit de la bande, le Japonais Kito, à côté du Belge Goffoël qui en est au contraire le géant.

Brifaut se fraya un passage jusqu’à son compatriote Dessoye, pour le féliciter et lui présenter sa jeune femme.

— J’admire votre vaillance, monsieur, déclara Madeleine, et je ne doute pas que vous ne réussissiez dans votre entreprise audacieuse.

— Oui, madame, nous réussirons. Dans un mois, quand nous redescendrons sur terre, on pourra dire que les hommes ont fait la conquête de la lune.

Quand il se retrouva seul avec sa femme, Brifaut la gourmanda ironiquement.

— Fourbe ! tu fais à ce garçon des compliments dont tu ne penses pas un mot.

— Pouvais-je lui prédire qu’il n’en reviendrait pas ? Si encore j’avais quelque espoir de l’empêcher de courir à la mort, mais je sais bien que je n’ébranlerai pas sa belle confiance. Au reste, comment admettre qu’un Français se ferait passer pour un lâche en reculant dans une circonstance où des étrangers marchent sans trembler.

La jeune femme avait prononcé ces derniers mots avec un orgueil patriotique qui amena sur les lèvres de son mari un sourire de satisfaction.

Les membres de la mission s’étaient arrêtés, groupés autour de leur chef. Le délégué du président de la République fédérale, debout en face d’eux et un papier à la main, se préparait à prononcer un discours. Les invités qui se trouvaient à bord du cargo faisaient le cercle.

Les personnages officiels avaient, du reste, décidé que la cérémonie serait aussi brève et aussi simple que possible, car il fallait éviter de s’attendrir et de faire à ces hommes qui partaient pour la lune, des adieux comme à des condamnés à mort.

À vrai dire, à part les membres de la mission et René Brifaut, personne à bord du Montgomery ne croyait que les explorateurs de la lune reviendraient jamais ici-bas. Mais ceux-là mêmes qui avaient participé à l’organisation de la mission, quand il leur arrivait de penser qu’ils envoyaient dix hommes à la mort, calmaient les révoltes de leur conscience en se disant qu’ils avaient été les fidèles exécuteurs des dernières volontés d’Elie Spruce. Si l’expédition se terminait par une catastrophe, le testateur en porterait seul la responsabilité.

Après le discours du délégué du président, on entendit une allocution du directeur de l’observatoire du mont Wilson, qui avait été chargé de surveiller avec deux astronomes le départ du Selenit.

Puis, par dérogation spéciale en faveur des dix héros qui n’appartenaient déjà plus à la terre, on déboucha des bouteilles de champagne et l’on oublia pendant quelques minutes que l’Amérique était sèche.

Les personnages officiels redescendirent à terre ; il ne resta sur le Montgomery, avec les membres de la mission, qu’une dizaine de correspondants de journaux, parmi lesquels Brifaut avec sa femme, et une petite pléiade de savants.

Le navire appareillait. Le capitaine avait pavoisé aux couleurs des dix nations représentées dans la mission.

Le Montgomery s’ébranla sous l’effort de son hélice, cependant que la foule proférait des hourras. Des marins grimpés sur le Selenit, s’occupaient de le mettre en bonne position et de le guider dans le sillage du navire. Un remorqueur, qui avait l’air d’un nain à côté du Montgomery, s’était amarré par la proue à l’arrière du Selenit et convoyait aussi la machine qui, maintenue de la sorte par ses deux bouts, ne risquait pas de chavirer.

Les rives de la Delaware commencèrent à défiler sous les yeux des passagers.

— Où allons-nous au juste ? demanda Madeleine.

— Au delà des Bermudes, en plein océan Atlantique, vers le vingt-cinquième degré de latitude nord, dans cette zone abyssale où les sondages accusent des fonds de plusieurs milliers de mètres.

C’est là qu’on immergera le Selenit. Copieusement lesté par des masses de plomb, l’appareil, construit d’ailleurs pour résister à de très fortes pressions, tant extérieures qu’intérieures, descendra à une grande profondeur. Délesté, grâce à un mécanisme de décrochage, il se placera verticalement et montera vers la surface à une vitesse croissante. On fera agir les moteurs à réaction et, quand le Selenit atteindra la surface de la mer, il en sortira avec une vitesse de cinquante mètres à la seconde environ.

— Seulement ! fit Madeleine. S’il marche à cette allure, il n’est pas près d’atteindre la lune.

— Aussi accélérera-t-il ensuite sa vitesse. Mais il ne pourrait le faire dans l’eau au-dessus du chiffre que je t’indique sans avoir à vaincre une résistance énorme qui obligerait à une dépense de force exagérée.

Le Montgomery et le convoyeur qui le suivait, avec le Selenit entre eux, continuaient à exciter la curiosité de la population. On apercevait çà et là des groupes de gens postés sur les rives et des bateaux s’approchaient. À la hauteur de Greenwich Pier, au point où le fleuve s’élargit pour former la Delaware bay, un grand dirigeable de l’armée fédérale vint survoler le convoi et lança des banderolles qui firent dans l’air un essaim multicolore. À la sortie de d’estuaire, quand le Montgomery doubla Cape May, un croiseur salua les partants de vingt et un coups de canon.

Madeleine réfléchissait à ce que son mari lui avait dit.

— La façon dont le Selenit s’enlèvera dans l’espace est encore une énigme pour moi, observa-t-elle. Je ne vois pas par quelle force il sera propulsé puisqu’il n’a pas d’hélice et qu’en somme il ne pourrait pas s’en servir, l’atmosphère terrestre une fois dépassée.

— J’aurai le temps de t’expliquer bien des choses pendant les six jours de navigation que nous devons accomplir jusqu’au point d’immersion du Selenit. Mais voici Dessoye qui vient à nous, nous allons lui demander de nous faire un petit cours sur les moteurs à réaction.

Le membre français de la mission s’approchait, en effet, heureux de pouvoir parler avec des compatriotes, et il avait entendu la dernière réflexion de Brifaut.

— C’est avec plaisir, madame, dit-il, que je contenterai votre curiosité.

(à suivre)

Jean Petithuguenin

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