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Dieu voulait que quelques hommes au moins, de cette génération qu’il châtiait, pussent échapper à la destruction universelle, quand ils verraient périr, soin leurs yeux, des créatures leurs semblables, quand ils verraient la perte commune prête à les envelopper. Il est vraisemblable, en effet, qu’une bonne partie périrent le premier jour de l’inondation ; le second jour, la proie du déluge s’augmenta, et de même le troisième jour et les jours suivants. Dieu donc différa de quarante jours et de quarante nuits l’achèvement du déluge pour ôter aux hommes toute excuse. S’il avait voulu se borner à ordonner le déluge, en un moment, il pouvait tout inonder, mais écoutant encore sa clémence, il employa la longueur des jours. Ensuite, le texte dit : aussitôt que ce jour parut, Noé entra dans l’arche avec ses fils, Sem, Cham et Japhet, sa femme, et les trois femmes de ses fils. Tous les animaux selon leur espèce y entrèrent aussi, selon que le Seigneur Dieu l’avait commandé à Noé. (Id. 13, 14, 46) Ainsi, dit le texte, lorsque le déluge commença, selon le commandement du Seigneur, Noé entra dans l’arche, avec ses fils et sa femme, et les épouses de ses fils, et tous les animaux selon leur espèce. Et, dit le texte, le Seigneur Dieu ferma l’arche par-dehors.
4. Voyez, encore ici, la déférence de la parole qui s’accommode à notre infirmité : Dieu ferma l’arche par-dehors. C’est pour nous apprendre qu’il mit le juste dans une parfaite sécurité. Voilà pourquoi le texte dit, ferma, et le texte ajoute : par-dehors, afin que ce juste ne pût voir la destruction universelle, qui lui aurait causé une trop cruelle douleur ; car, s’il se fût représenté dans son âme cet atroce, cet épouvantable bouleversement, s’il eût pu s’imaginer la destruction de l’espèce humaine, la fin commune de tous les êtres sans raison, la mort frappant à la fois les hommes et les bêtes de somme, et, pour ainsi dire, la destruction de la terre elle-même ; saisi d’une noire tristesse, il eût été trop fortement troublé dans son cœur. Sans doute, c’étaient des pervers qui périssaient, mais les âmes honnêtes éprouvent une pitié profonde à la vue des châtiments qui frappent les hommes. Et vous verrez que tous les prophètes, les justes, bien souvent, adressent à Dieu des prières pour les méchants. Ainsi faisait le patriarche pour les habitants de Sodome, ainsi n’ont cessé de faire les prophètes ; il en est un qui disait : Hélas ! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d’Israël? (Ez. 9,8) Un autre maintenant s’écrie : Ferez-vous donc les hommes semblables aux poissons de la mer, qui n’ont point de chef? (Hab. 1,14) Donc, parce qu’un homme juste était d’ailleurs confondu, troublé, pour que cet affreux spectacle ne le plongeât pas dans une trop amère tristesse, Dieu, pour ainsi dire, l’emprisonne dans l’arche ; il épargne à ses regards un spectacle qui le frapperait de terreur. Il est à croire, en effet, que si Noé avait pu voir cette inondation, tant de flots amoncelés, il aurait craint d’être lui-même destiné à périr. Donc, par intérêt, par bonté pour lui, Dieu n’a pas voulu qu’il contemplât la rage cruelle des eaux, qu’il vît la destruction des hommes, l’extermination universelle. Pour moi, quand je médite sur la vie de ce juste dans l’arche, je m’étonne, j’admire et j’attribue encore son existence, j’attribue tout à la bonté de Dieu. Si cette bonté n’eût raffermi son âme, ne lui eût rendu facile une épreuve si accablante, comment, répondez-moi, je vous en prie, aurait-il pu subsister, enfermé comme dans une prison, comme dans un affreux cachot ? Comment, je vous le demande, aurait-il pu résister à la fureur de tant de flots ? Les hommes qui sont sur un navire, voguant à l’aide des voiles, qui aperçoivent le pilote assis près du gouvernail, opposant son art à la violence des vents, s’il leur arrive de voir les flots en fureur, ils meurent d’effroi, ils désespèrent presque de leur salut. Que penserons-nous donc de cet homme juste ? Il était là, je l’ai dit, comme dans une prison, laquelle deçà delà l’emportait dans tous les sens. Il ne voyait pas le ciel ; il n’avait rien pour reposer ses regards ; il était là renfermé captif, et il ne pouvait rien voir de nature à le consoler. Les marins, si haut que les flots s’élèvent, peuvent souvent apercevoir le ciel, les sommets des montagnes, de grandes cités, c’est une consolation. Si la tempête redouble, s’il est impossible d’y résister, après dix jours ou un peu plus, après tous ces ouragans, après tous ces dangers, ils sont jetés sur la côte, et, se réconfortant peu à peu, ils finissent par oublier fatigues et douleurs. Mais ici, rien de pareil. Pendant une année tout entière, il fut là, dans cette prison étrange, horrible, pleine de stupeur, sans pouvoir respirer l’air pur : était-ce possible, puisque l’arche était fermée de