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et sa raison naturelles se changent en férocité et en brutalité, tellement qu’il l’emporte à cet égard sur les bêtes mêmes des forêts.
Mais voyons le récit. Et Caïn dit à son frère : sortons dans la campagne. Paroles fraternelles destinées à voiler un projet homicide. Que fais-tu, Caïn ? Ne sais-tu pas à qui tu parles ? Oublies-tu que c’est à ton frère que s’adresse cette parole ? Ne réfléchis-tu pas qu’il est sorti du même sein que toi ? Ta conscience n’est-elle pas frappée de ce qu’il y a d’abominable dans ton dessein ? Ne crains-tu pas le juge infaillible ? Est-ce que tu ne frissonnes pas à la seule pensée de ton entreprise ? Quel est ton but en entraînant ton frère dans la campagne, en l’arrachant des bras paternels ? Pourquoi veux-tu le priver du secours de son père ? Qu’y a-t-il de nouveau pour que tu emmènes ton frère dans la campagne, pour que tu fasses ce que tu n’as pas l’habitude de faire, pour que, sous prétexte de lui témoigner l’amitié d’un frère, tu te disposes à le traiter avec la cruauté d’un implacable ennemi ? D’où te vient cette fureur ? Pourquoi cette rage ? Soit, ta conscience est aveuglée, les sentiments que l’on a pour un frère, tu les as étouffés, tu as fait taire la voix de la nature ; mais pourquoi déclarer la guerre à celui qui ne t’a point fait de mal ? Et tes parents ? qu’as-tu à leur reprocher pour leur infliger, de propos délibéré, un deuil qui accablera désormais leur existence, pour étaler le premier sous leurs yeux l’affreux spectacle de la mort, et d’une mort violente ? Est-ce ainsi que tu les récompenses de t’avoir élevé ? Quel artifice du diable t’a donc poussé à cette action ? Tu ne peux pas même dire que la bienveillance du souverain Maître à l’égard de ton frère ait inspiré à celui-ci du dédain pour toi. Est-ce que pour prévenir les emportements de ton homicide nature, le Seigneur n’a pas soumis ce frère à ton autorité ? N’a-t-il pas dit : En toi sera son recours, et tu seras son maître ? Ces paroles en effet marquent la soumission d’Abel à Caïn. Quelques interprètes les entendent du sacrifice offert à Dieu, qui aurait dit à Caïn : le retour (ή ἀπιστροφἠ peut signifier également recours et retour) de lui, c’est-à-dire de ton sacrifice, sera vers toi, et tu seras maître de lui, c’est-à-dire tu en jouiras. Je livre ces deux interprétations à votre intelligence, et je vous laisse libres de choisir celle qui vous semblera plus convenable. Quant à moi, j’incline pour la première.
Et il arriva, comme ils étaient dans la campagne, que Caïn s’éleva contre son frère Abel et le tua. Effroyable attentat ! horrible forfait ! abominable action ! péché impardonnable ! dessein conçu dans une âme féroce ! Il s’éleva contre son frère Abel et le tua. O main scélérate ! ô bras criminel ; ou plutôt ce n’est pas la main qu’il faut appeler scélérate, mais la pensée dont la main ne fut que l’instrument. Disons donc, ô pensée téméraire, misérable et criminelle ! disons tout ce que nous voudrons, car nous n’en dirons jamais assez. Comment cette main ne s’engourdit-elle pas ? Comment, soutint-elle le fer, porta-t-elle le coup ? Comment l’âme du meurtrier ne s’envola-t-elle pas loin de son corps ? Comment eut-elle la force d’exécuter un si horrible attentat ? Comment ne fléchit-elle pas, et ne changea-t-elle pas son dessein ? Comment étouffa-t-elle la voix de la nature ? Comment, avant d’exécuter, ne considéra-t-elle pas les conséquences de l’exécution ? Comment, après le meurtre, le meurtrier eût-il le cœur de voir le corps de son frère palpiter sur le sol ? Comment put-il soutenir la vue d’un corps mort, étendu par terre, sans sentir se dénouer en lui les liens de la vie ? Si nous qui vivons tant de siècles après, qui chaque jour voyons des mourants, nous sommes si émus par le spectacle d’une mort même naturelle, et cela quand il s’agit d’hommes qui ne nous sont rien, que nous sentons nos forces nous abandonner, que notre haine la plus forte ne survit pas au trépas d’un ennemi ; combien Caïn n’avait-il pas plus de raison pour que la vie s’éteignît dans son cœur, pour que son âme s’enfuît pour toujours loin de son corps, lui qui voyait celui qui venait de lui parler, ce frère qui avait la même mère et le même père que lui, celui qui avait été porté dans le même sein, celui pour qui Dieu avait témoigné une bienveillance particulière, lui qui le voyait tout à coup privé de vie et de mouvement et ne faisant plus que palpiter sur le sol où il était étendu ?
2. Mais voyons encore, après un si noir for fait, après un si impardonnable attentat, voyons de quelle condescendance, de quelle bonté use envers le coupable le souverain Seigneur de toutes choses. Et Dieu dit à Caïn. Quelle preuve de bonté déjà d’adresser la parole à celui geai venait de commettre un tel crime ! Si nous repoussons comme odieux nos parents que le crime a déshonorés, c’est une raison de