Page:Jean Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 4, 1864.djvu/572

Cette page n’a pas encore été corrigée

salut pour sauver leur commun ennemi. Il était naturel, en effet, que chacun d’eux dît en lui-même avec colère : Nous nous sommes faits exilés, vagabonds, nous avons quitté notre maison, notre patrie et tout le reste, nous nous sommes associés à toutes tes épreuves ; et toi, quand tu as entre les mains l’auteur de ces maux, tu songes à le relâcher, afin que nous ne respirions jamais de tant de souffrances, et, dans ton empressement à sauver ton ennemi, tu veux trahir tes amis ? Et comment justifier cela ? Si tu ne tiens nul compte de ta propre conservation, respecte du moins notre vie. Le passé ne t’irrite point ? Tu ne te souviens plus du mal qu’il t’a fait ? A cause de l’avenir, tue-le, afin que nous n’ayons point à subir des infortunes encore plus grandes. S’ils ne disaient pas ces choses en propres termes, du moins ils les pensaient, et bien d’autres encore.
5. Mais le juste dont je parle ne faisait aucune de ces réflexions ; il songeait seulement à ceindre son front de la couronne de patience, à faire preuve d’une sagesse nouvelle et singulière. Il n’y aurait pas tant lieu de s’étonner s’il avait été seul et livré à lui-même quand il épargna son persécuteur, qu’il y a lieu de l’admirer pour avoir tenu cette conduite devant d’autres hommes. En effet, la présence des soldats mettait un double obstacle à ce vertueux dessein. Il arrive souvent que, décidés par nous-mêmes à sacrifier notre courroux et à pardonner les fautes d’autrui, si nous voyons d’autres personnes nous exciter, nous stimuler, nous annulons notre décision, nous nous rendons à leurs conseils. Rien de pareil chez le bienheureux David ; après l’exhortation et le conseil, il persista dans la sentence qu’il avait rendue. Et ce qu’il faut admirer, ce n’est pas seulement que les conseils des autres ne purent l’ébranler, c’est encore qu’il ne les craignit pas, que même il les amena à penser aussi sagement que lui. En effet, si c’est une grande chose que de surmonter ses propres – passions, c’en est une bien plus grande que de savoir en outre persuader aux autres d’embrasser la même résolution, sans compter que ces autres n’étaient point des hommes sages, modérés, mais des soldats nourris dans la guerre, poussés au désespoir par l’excès de leurs maux, soupirant après un peu de repos, sachant enfin que la fin de leurs maux résidait toute dans le meurtre de leur ennemi ; et non seulement la fin de leurs maux, mais encore la conquête des plus grands biens ; car rien n’empêchait, Saül égorgé, que la royauté ne passât aux mains de David. Néanmoins, quand des raisons si puissantes animaient les soldats, le généreux David fut assez fort pour triompher de tout, et persuader à ses compagnons d’épargner leur ennemi.
Mais il est à propos d’écouter les propres paroles des soldats qui lui donnaient ce conseil ; car ce qu’il y a de pervers dans cette exhortation, montre la fermeté inébranlable de la résolution de notre juste. Ils ne lui dirent pas. Voilà celui qui t’a fait mille maux, celui qui a eu soif de ton sang, celui qui nous a plongés dans d’irrémédiables infortunes ; voyant qu’il était insensible à toutes ces raisons, et tenait peu de compte des fautes commises à son égard, ils invoquent l’autorité d’en haut, Dieu l’a livré, disent-ils, afin que par respect pour un arrêt émané de cette source, il marche au meurtre avec résolution. Est-ce là te venger toi-même ? lui disent-ils. C’est obéir à Dieu, le servir, c’est mettre à exécution son arrêt. Mais plus ils parlaient, plus David était porté à la clémence. Car il savait que si Dieu lui avait livré Saül, c’était pour lui fournir la matière d’une plus grande gloire. Vous donc, de votre côté, si votre ennemi vient à tomber entre vos mains, ne voyez pas là une occasion de vengeance, mais une occasion de salut. S’il faut épargner nos ennemis, c’est surtout lorsque nous les tenons-en notre pouvoir. Mais peut-être quelqu’un dira : Et qu’y a-t-il de grand et de merveilleux à épargner un homme que l’on tient en son pouvoir ? On a vu plus d’une fois des rois, maîtres, après leur élévation, de leurs anciens persécuteurs, trouver indigne d’eux et du rang suprême qu’ils occupaient, de tirer vengeance de ces coupables, et ainsi l’étendue de leur pouvoir les amenait elle-même à oublier l’injure.
Mais ici rien de pareil, David n’était pas sur1e trône, il n’avait pas encore occupé la royauté, quand ayant Saül entre les mains, il lui pardonna de la sorte : de façon qu’on ne peut dire que la grandeur de son pouvoir désarma son courroux : au contraire il savait que Saül ne lui échapperait que pour recommencer ses tentatives et le jeter dans de plus grands périls : et néanmoins il ne le tua pas. Gardons-nous de le comparer à ces autres rois généreux. Il est naturel que ceux-ci pardonnent, quand ils ont un gage assuré de sécurité pour