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tyran, et que, tout en feignant de rester son serviteur, vous vous soyez, en réalité, soumis au joug pesant et intolérable de l’avarice. Jusqu’ici vous ne m’avez rien dit de vos bonnes œuvres, vous ne m’avez parlé, que des présents du Seigneur. Dites-moi, je vous en prie, à quoi reconnaissons-nous quelqu’un pour soldat ? Est-ce en le voyant faire partie du cortège du roi, recevoir de lui sa subsistance et compter parmi ses gens ; ou bien, en le voyant faire preuve d’un vrai zèle pour sa personne ? Que si, tout en feignant de lui rester attaché, il travaille en réalité pour l’ennemi, c’est, à nos yeux, une plus mauvaise action que de déserter ouvertement le service du monarque pour passer dans le camp ennemi.

Et vous, vous manquez de respect à Dieu tout comme un idolâtre, non pas seulement par vos paroles à vous, mais par celles de vos innombrables victimes : cependant ; on prétend que ce n’est pas de l’idolâtrie. Quand les païens disent : Ce chrétien qui est avare, ce chrétien-là n’offense pas seulement Dieu par ses actions, mais encore par les paroles que sa conduite inspire fréquemment à ses victimes ; que si elles se taisent, il ne faut en faire honneur qu’à leur piété. Les faits ne confirment-ils pas ce que je vous dis ? Qu’est-ce, en effet, qu’un idolâtre, sinon un homme qui a coutume d’adorer ses passions ; au lieu de les dominer ? Par exemple, quand nous accusons les païens d’adorer des idoles : Non, répondent-ils, nous adorons Vénus, nous adorons Mars. Et quand nous demandons : Qu’est-ce que cette Vénus ? les plus graves d’entre eux répondent : La volupté. Et Mars ? La colère. Eh bien ! vous, vous adorez Mammon ; et qu’est-ce que Mammon ? L’avarice. Et vous l’adorez ? Nous ne l’adorons pas, répondez-vous. Comment ? Est-ce à dire que vous ne vous prosternez point ? Mais vous lui rendez de bien autres hommages par vos actions et vos démarches : c’est là une adoration bien plus réelle. Voulez-vous en être sûrs ? Demandez-vous quels sont les plus zélés adorateurs de Dieu, ceux qui se bornent à prendre part aux prières, ou ceux qui font sa volonté ? Il est clair que ce sont ces derniers. Il en est de même pour Mammon : ceux qui font sa volonté sont ses plus zélés adorateurs.

D’ailleurs, les païens qui adorent les passions, peuvent être eux-mêmes exempts de passions ; on peut trouver des serviteurs de Mars qui sachent réprimer en eux la colère il n’en est pas de même pour vous, la passion vous subjugue. Vous ne lui sacrifiez pas de brebis ? Non, mais vous lui immolez des hommes, des âmes raisonnables ; vous faites mourir les uns de faim, vous poussez les autres à blasphémer. Nulle frénésie ne saurait atteindre à une pareille immolation. Qui jamais a vu sacrifier des âmes ? L’autel de l’avarice est abominable. Approchez de ceux des idoles : vous les trouverez imprégnés du sang des chevreaux et des bœufs. Venez à l’autel de l’avarice, vous sentirez une forte odeur de sang humain. On n’y brûle pas des ailes d’oiseaux ; il n’en sort ni vapeur ni fumée : ce sont des êtres humains qui y périssent. Les uns, en effet, se précipitent dans des gouffres ; d’autres se pendent, d’autres se coupent la gorge. Voyez-vous quelles inhumaines et barbares immolations ? C’est peu encore : il faut à l’autel de l’avarice, outre le corps, l’âme de l’homme. Car il est aussi pour l’âme un genre d’immolation approprié à sa nature ; il y a une mort de l’âme, comme une mort du corps. « L’âme qui pèche, mourra », est-il écrit. (Eze 1,8, 4) La mort de l’âme n’est point comparable à celle du corps, elle est autrement affreuse. L’une, en séparant l’âme du corps, délivre celui-ci de beaucoup de tracas et de fatigues, et envoie l’autre dans un séjour de lumière ; à la longue, le corps lui-même, dissous et réduit en poussière, se recompose pour une existence impérissable, et rejoint l’âme qui l’a quitté.

3. Voilà pour la mort corporelle. Celle de l’âme est faite pour exciter l’horreur et le frisson. Ce n’est pas, comme celle du corps, une dissolution suivie d’un passage dans un autre séjour : rattachée à un corps impérissable, l’âme est précipitée dans le feu inextinguible. Telle est la mort de l’âme. S’il y a une mort de l’âme, il y a aussi une immolation de l’âme. En quoi consiste l’immolation du corps ? À être frappé de mort, et soustrait à l’opération de l’âme. Et l’immolation de l’âme ? c’est encore une mort qui en résulte. De même que le corps périt, quand l’âme le sèvre de son opération : ainsi l’âme périt, quand elle reste privée de l’opération de l’Esprit-Saint. Telles sont surtout les immolations qui ont lieu sur l’autel de l’avarice : il ne lui suffit pas d’être arrosé du sang des hommes ; il faut, pour étancher sa soif, que l’âme aussi soit sacrifiée ; il faut qu’il reçoive deux âmes en offrande,