Page:Je sais tout, Partie I, 1905.djvu/740

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Je sais tout
Nouvelle

Elle se prolongea durant deux journées. On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mêler au personnel, interroger, fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rôdait.

De son côté, le commandant déploya l’énergie la plus active. Du haut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillée. On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prétexte fort juste que les objets étaient cachés dans n’importe quel endroit, sauf dans la cabine du coupable.

— On finira bien par découvrir quelque chose, n’est-ce pas ? me demandait miss Nelly. Tout sorcier qu’il soit, il ne peut faire que des diamants et des perles deviennent invisibles.

— Mais si, lui répondais-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous.

Et lui montrant mon kodak, un avec lequel je ne me lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses :

— Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas qu’il y aurait place pour toutes les pierres précieuses de lady Jerland ? On affecte de prendre des vues et le tour est joué.

Et de fait les investigations ne donnaient aucun résultat. Si, pourtant, elles en donnèrent un, ironique et charmant : la montre du commandant lui fut volée.

Furieux, il redoubla d’ardeur et surveilla de plus près encore Rozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, on retrouvait la montre parmi les faux-cols du commandant en second.

Tout cela avait un air de prodige, et dénonçait bien la manière humoristique d’Arsène Lupin.

Décidément, c’était un artiste en son genre, et quand j’observais Rozaine, sombre et opiniâtre, et que je songeais au double rôle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler sans une certaine admiration.

Or, l’avant-dernière nuit, l’officier de quart entendit des gémissements à l’endroit le plus obscur du pont. Il s’approcha. Un homme était étendu, la tête enveloppée dans une écharpe grise très épaisse, les poignets ficelés à l’aide d’une fine cordelette.

On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodigués.

Cet homme, c’était Rozaine.

C’était Rozaine assailli au cours d’une de ses expéditions, terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par une épingle à son vêtement portait ces mots : Arsène Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine.

En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt billets de mille.

Naturellement, on accusa le malheureux d’avoir simule cette attaque contre lui-même. Mais, outre qu’il lui eût été impossible de se lier de cette façon, il fut établi que l’écriture de la carte différait absolument de l’écriture de Rozaine, et ressemblait au contraire, à s’y méprendre, à celle d’Arsène Lupin, tel que la reproduisait un ancien journal trouvé à bord.

Ainsi donc, Rozaine netait pas Arsène Lupin ! Et la présence d’Arsène Lupin s’affirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable !

Ce fut la terreur. On n’osa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage s’aventurer seul aux endroits trop écartés. Prudemment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une défiance instinctive divisait les plus intimes. C’est que la menace ne provenait pas d’un individu isolé, surveillé, et par là même moins dangereux. Arsène Lupin, maintenant, c’était… c’était tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, d’être tour à tour le respectable major Rowson, ou le noble marquis de Raverdan, ou même, car on ne s’arrêtait plus à l’initiale accusatrice, ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques.

Les premières dépêches sans fil n’apportèrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence n’était pas pour nous rassurer.

Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans l’attente anxieuse d’un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n’admettait pas qu’Arsène Lupin s’en tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autorités réduites à l’impuissance, il n’avait qu’à vouloir. Tout lui était permis, il disposait des biens et des existences.

Heures délicieuses pour moi, je l’avoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d’événements, de nature déjà peureuse, elle chercha spontanément à mes côtés une protection, une sécurité que j’étais heureux de lui offrir.

Au fond, je bénissais Arsène Lupin. N’était-ce pas lui qui nous rapprochait ? N’était-ce pas grâce à lui que j’avais le droit de m’abandonner aux plus beaux rêves ? Rêves d’amour

et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas

712