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Ce qui caractérise l’état mental de M. Bertillon, c’est qu’aux hypothèses les plus incertaines, les plus contestables, il donne d’emblée une forme mathématique, une figuration matérielle qui supprime désormais pour lui le doute et la discussion.

Par exemple, il croit qu’Alfred Dreyfus a utilisé, au moins en partie, pour écrire le bordereau, l’écriture de son frère Mathieu Dreyfus. L’hypothèse, comme on le verra, est absurde et fausse ; en tout cas, elle est controversable et elle est si étrange que M. Bertillon lui-même ne devrait la risquer qu’avec prudence.

Pas du tout ; et comme dans le bureau d’Alfred Dreyfus on a trouvé deux lettres de Mathieu Dreyfus dont Alfred aurait, selon M. Bertillon, décalqué quelques mots, il dit devant la cour d’assises, avec une certitude à la fois mathématique et sibylline : « Le bordereau, quoi qu’on en dise, n’est pas d’une écriture courante ; il obéit à un rythme géométrique dont l’équation se trouve dans le buvard du premier condamné. »

Et M. Bertillon s’éblouit lui-même de ces formules pseudo-scientifiques qui, pour les géomètres, n’ont aucun sens.

De même, M. Bertillon émet l’hypothèse que si l’écriture du bordereau n’est pas semblable entièrement à celle de Dreyfus, s’il y a même, pour bien des traits caractéristiques, des différences notables, c’est parce que Dreyfus avait à dessein altéré son écriture afin de répondre plus tard, s’il était pris, à toute une catégorie d’accusations.

Soit : c’est une hypothèse à discuter, et nous la discuterons. Ce qui est effrayant, c’est de la convertir en un tracé géométrique et militaire. Il n’est pas de pire désordre mental et de pire cause d’erreur que de donner à des suppositions de l’esprit, en les matérialisant, une fausse précision et une certitude illusoire.