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honnête homme, auquel on vient d’arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu ! que mes forces physiques ne m’abandonnent pas ! Le moral tient ; ma conscience, qui ne me reproche rien, me soutient ; mais je commence à être à bout de patience et de forces. Avoir consacré toute sa vie à l’honneur, n’avoir jamais démérité, et me voir où je suis, après avoir subi l’affront le plus sanglant qu’on puisse infliger à un soldat ! Donc, ma chérie, faites tout au monde pour trouver le véritable coupable, ne vous ralentissez pas un seul instant, c’est mon seul espoir dans le malheur épouvantable qui me poursuit… Ah ! hélas ! pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le cœur des gens et y lire ! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravé en lettres d’or : « Cet homme est un homme d’honneur. » Mais comme je les comprends ! À leur place, je n’aurais pas non plus pu contenir mon mépris à la vue d’un officier qu’on leur dit être traître… Mais hélas ! c’est là ce qu’il y a de plus tragique, c’est que le traître, ce n’est pas moi !


Et un peu plus tard encore, plus avant dans la soirée du même jour, il reprend la plume :


5 janvier 1895, samedi, 7 h., soir.

Je viens d’avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de sanglots, tout le corps secoué Par la fièvre. C’est la réaction des horribles tortures de la journée, elle devait fatalement arriver ; mais hélas ! au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m’appuyer sur toi, mes sanglots ont résonné dans le vide de ma prison.

C’est fini, haut les cœurs ! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon nom. Je n’ai pas le droit de déserter tant qu’il me restera un souffle de vie ; je lutterai avec l’espoir prochain de voir la lumière se faire. Donc, poursuivez vos recherches. Quant à moi, la seule chose que je demande, c’est de partir au plus vite, de te retrouver là-bas, de nous installer, pendant que nos amis, nos familles, s’empresseront de rechercher le véritable coupable, afin que nous puissions rentrer dans notre chère patrie en martyrs qui ont supporté la plus terrible, la plus émouvante des épreuves.