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un bruit sec, les deux tronçons sont jetés à terre comme le reste.

Le ceinturon est ensuite détaché, le fourreau tombe à son tour.

C’est fini. Ces secondes nous ont semblé un siècle ; jamais impression d’angoisse plus aiguë.

Et de nouveau, nette, sans indice d’émotion, la voix du condamné s’élève :

« On dégrade un innocent ! »

Il faut maintenant au condamné passer devant ses camarades et ses subordonnés de la veille. Pour tout autre, c’eût été un supplice atroce. Dreyfus ne paraît pas autrement gêné, car il enjambe ce qui fut les insignes de son grade, que deux gendarmes viendront enlever tout à l’heure, et se place lui-même entre les quatre canonniers, le sabre nu, qui l’ont conduit devant le général Darras.

Le petit groupe, que conduisent deux officiers de la garde républicaine, se dirige vers la musique placée devant la voiture cellulaire et commence à défiler devant le front des troupes, à un mètre à peine.

Dreyfus marche toujours la tête relevée. Le public crie : « À mort ! » Bientôt, il arrive devant la grille, la foule le voit mieux, les cris augmentent ; des milliers de poitrines réclament la mort du misérable, qui s’écrie encore : « Je suis innocent ! Vive la France ! »

La foule n’a pas entendu, mais elle a vu Dreyfus se tourner vers elle et crier.

Une formidable bordée de sifflets lui répond, puis une clameur qui passe comme un souffle de tempête au travers de la vaste cour : « À mort ! À mort ! »

Et au dehors un remous terrible se produit dans la masse sombre, et les agents ont une peine inouïe à empêcher le peuple de se précipiter sur l’École militaire et de prendre la place d’assaut, afin de faire plus prompte et plus rationnelle justice de l’infamie de Dreyfus.

Dreyfus continue sa marche. Il arrive devant le groupe de la presse.

― Vous direz à la France entière, dit-il, que je suis innocent.

― Tais-toi, misérable, lui répondent les uns, pendant que d’autres lui crient : Lâche ! Traître ! Judas !