Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.


IV

D’ailleurs, comment les officiers du Conseil de guerre auraient-ils pu examiner sérieusement les pièces qui leur étaient soumises, hors de l’accusé ? Supposons qu’un des juges ait eu un doute. Supposons qu’il ait dit : « Il ne me semble pas, d’après tel détail de ces lettres, qu’elles s’appliquent à Dreyfus. » La tentation devenait alors irrésistible, la nécessité apparaissait impérieuse de provoquer les explications de l’accusé.

Or, c’est cela précisément qui leur était défendu. Ils n’avaient donc plus qu’une ressource : ne pouvant poser des questions à l’accusé, ils ne devaient pas s’en poser à eux mêmes. Ne pouvant éclaircir leurs doutes, ils n’en devaient pas avoir.

Et, en effet, ils n’en eurent pas. Le ministre prenait tout sur lui ; le ministre savait pour eux : ils obéirent. Les yeux fermés, ils frappèrent, et ainsi le crime fut accompli.

La seule excuse de tous ces hommes et du ministre lui même, c’est qu’en tout cela il y eut plutôt entraînement que préméditation. Le général Mercier et M. du Paty de Clam, grisés peu à peu par la passion mauvaise des journaux et de l’opinion, avaient cru que le bordereau leur suffirait à emporter d’emblée la condamnation.

Devant les hésitations des juges, que troublait la démonstration délirante de l’expert Bertillon, ils font en toute hâte une levée de documents nouveaux ; ils ne prennent pas la peine d’en éprouver la valeur ; ils ne laissent aux juges ni le temps ni la liberté d’esprit de les examiner ; ils jettent au dernier moment, et sans que l’accusé soit prévenu, des pièces suspectes dans la balance hésitante de la justice.

Et cet attentat, un des plus douloureux qu’ait vu l’histoire, ressemble à une effroyable improvisation. Mieux préméditée, l’illégalité eût été peut être plus criminelle :