Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tôt. Il aurait fallu expliquer pourquoi on ne les avait pas jusque là considérées comme des charges et pourquoi brusquement elles devenaient des moyens d’accusation.

De plus, en improvisant ainsi à la dernière heure des moyens nouveaux de conviction, on aurait appris à l’accusé que la base première de l’accusation chancelait. Et cette première défaite officielle de l’accusation connue du défenseur, pouvait se changer en déroute. Il valait mieux vraiment passer par dessus la tête de l’accusé.

On pouvait dire aux juges : « Vous hésitez, mais voici des pièces que, pour des raisons mystérieuses et diplomatiques, nous n’avions pas jointes au dossier. Puisque le bordereau ne suffit pas, voici ces documents : à la dernière heure, nous les confions à votre patriotisme. »

Oui, cela était plus sûr : et ainsi la condamnation dont on avait besoin était certaine ! Car, comment les juges auraient-ils pu résister ? Des officiers, tant qu’ils jugent selon les formes légales, sont indépendants de tout et de tous. Ils n’ont plus qu’un chef, la loi ; et celle-ci, par sa force souveraine, les élève au dessus de toute crainte ; elle les affranchit de la coutumière discipline. Un moment, ils ne relèvent que de leur conscience.

Au contraire, quand ils sont placés, par une communication irrégulière du ministre, en dehors des conditions légales et pour ainsi dire hors de l’enceinte même de la loi, ils ne sont plus des juges ayant affaire à la loi seule : ils sont des subordonnés ayant affaire à leur chef.

Le ministre agissant hors de la loi, avec son autorité gouvernementale, avec sa puissance de chef, c’est s’insurger contre l’autorité, c’est se rebeller contre le chef que de refuser la condamnation que comme chef il sollicite. Et en ce sens vraiment, on peut dire que le premier Conseil de guerre a jugé par ordre.

La loi qui est la garantie de l’accusé est en même temps la garantie du juge : supprimer la loi, c’est livrer l’accusé à l’arbitraire du juge, c’est livrer le juge à l’arbitraire de ses maîtres.