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de la rue que de l’hostilité du Sénat, se résignait à cette posture entre deux selles, il connaissait dans leurs moindres détails les phases des débats du procès du traître.

Il avait également sous les yeux la « pièce secrète » avec laquelle il lui était si facile de moucher Scheurer-Kestner, quand ce vieil imbécile venait dans son cabinet lui exhiber les paperasses incohérentes de son prétendu dossier.

En quatre mots, avant que la moindre agitation se produisît, il était loisible à Billot de régler leur compte aux agitateurs.

Pendant que Rochefort servait ce conte absurde aux lecteurs de l’Intransigeant, Millevoye, qui porte avec sérénité le souvenir de l’affaire Norton, contait la même histoire aux ouvriers de Suresnes qui se moquaient de lui. Voici le compte rendu du Temps qui m’a été confirmé par notre ami Chauvin présent à la réunion :

M. Millevoye, faisant l’historique de l’affaire Dreyfus, arrive à la pièce secrète.

― Elle existe ? crie-t-on de toutes parts.

― Eh bien, oui, citoyens, elle existe, dit l’orateur. Voulez-vous en connaître la teneur ?

― Oui ! oui !

― La voilà ; cette pièce dit : « Que cette canaille de Dreyfus envoie au plus tôt les pièces promises. Signé… Guillaume. »

Cette révélation est accueillie par un rire général. Ce sont, pendant cinq minutes, des clameurs étourdissantes que percent des lazzi à l’adresse du conférencier.

― Est-ce la dame voilée qui vous a communiqué cette lettre ? demande ironiquement quelqu’un…

L’orateur termine en disant que, vu les déclarations de M. de Bulow, la publication de la pièce secrète prouverait le parjure de l’empereur d’Allemagne et ce serait la guerre.

Ces calembredaines et ces menaces ne firent pas trembler les socialistes de Suresnes et à la presque unanimité un ordre du jour de flétrissure contre les antisémites et nationalistes fut voté.

Le bon sens des ouvriers et leur gaieté gouailleuse