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il écarte la revanche de la vérité qui aurait coûté cher aux machinateurs du procès.

Et ensuite, en procurant à point aux grands chefs désemparés la pièce décisive dont ils avaient besoin, Henry se mettait bien avant dans leurs bonnes grâces.

Picquart allait partir en mission : il ne reviendrait plus, et c’est Henry qui prendrait sa place dans la direction du service des renseignements.

Les choses allèrent ainsi. À peine le colonel Henry eut-il mis sous les yeux de ses chefs la pièce fausse qu’il fut nommé chef du service des renseignements. C’était la récompense du faux, c’était la promotion rêvée, enlevée à la pointe du crayon bleu.

Non ! dans le crime d’Henry, il n’y a pas eu fidélité canine et perversion de l’héroïsme bestial. Il y a eu l’âpre calcul ambitieux du subalterne violent et sournois, coïncidant avec le vœu visible, avec la pensée inexprimée, mais certaine, des grands chefs subtils et complaisants.

Là où les sophistes du nationalisme signalent je ne sais quel noble égarement, il n’y a eu que la rencontre et la combinaison de deux égoïsmes, l’égoïsme épais du subalterne brutal qui veut monter et l’égoïsme prudent et scélérat des grands chefs qui ne veulent pas descendre.

C’est dans ce calcul que le colonel Henry a trouvé la force d’accomplir sa besogne.

Peut-être, s’il n’eût fait qu’un faux, pourrait-on supposer qu’il a cédé à je ne sais quel égarement d’une heure.

Et pourtant, le faux, avec ses lentes préparations, avec son exécution minutieuse et prolongée, est le crime qui exclut le plus les soudainetés de l’instinct. C’est le crime qui suppose le plus l’entière acceptation, l’adhésion essentielle du criminel.

Mais ce n’est pas un faux seulement, c’est une série de faux que le colonel Henry a commis. Non, ce n’était pas je ne sais quel vertige de sacrifice ; c’était le patient accomplissement de l’œuvre sournoise et fructueuse.