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IV

Ainsi le faux fabriqué en octobre ou novembre 1896, prouve que dès cette époque Esterhazy et ses complices de l’État-Major redoutaient à la fois l’effet des découvertes décisives de Picquart sur le bordereau et le petit bleu, et les révélations toujours possibles des attachés étrangers.

C’est pour parer à ce double péril que le faux a été fabriqué ; mais précisément parce que la lettre fabriquée devait répondre à trop d’exigences, parce qu’elle devait à la fois contre toute vraisemblance contenir le nom de Dreyfus et contre toute vraisemblance révéler un plan impossible des attachés étrangers, elle porte de toutes parts les marques de faux.

Peut-être dans le détail eût-il été possible de mieux faire : il eût été facile, par exemple, d’éviter le terrible charabia qui décèle d’emblée un Norton de quatrième ordre. Mais, au fond, il était difficile de donner à ce papier un air sérieux d’authenticité.

Il venait trop tard.

Deux ans après le procès Dreyfus, il était absurde que les attachés militaires s’avisassent soudain de se concerter. Quelques semaines après les révélations de l’Éclair, publiant leurs lettres, il était absurde que les attachés militaires s’écrivissent et nommassent Dreyfus.

Mais les faussaires n’avaient pas le choix de la date. Ils ne recoururent à cette tentative désespérée du faux que lorsque la longue et décisive enquête de Picquart eut mit Esterhazy en péril.

Mais à ce moment-là, je le répète, le coup du faussaire ne pouvait plus porter. C’était trop tard, et c’est ainsi que les manœuvres frauduleuses d’Esterhazy et de ses complices se tournent contre eux. C’est ainsi qu’en acceptant avec complaisance une pièce manifestement fausse, l’État-Major a assumé une sorte de complicité morale