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Que voulez-vous ? Le bordereau se dérobait : il était si visiblement d’Esterhazy qu’il devenait difficile de s’en servir contre Dreyfus ; et les pièces à initiales manquaient leur effet : car on ne pouvait plus cacher que pendant des mois le ministère lui-même les avait eues avant le procès Dreyfus sans même soupçonner celui-ci.

Il fallait autre chose ; il fallait mieux. Il fallait une pièce où Dreyfus fût nommé en toutes lettres, où sa trahison s’étalât pour tous les yeux.

Il la fallait vous dis-je, « l’honneur de l’armée ne pouvait pas attendre ».

Les faussaires ont répondu à l’appel. Et l’enfant attendu, l’enfant du mensonge est venu à point, accouché par Esterhazy, du Paty et leurs complices. Et le peuple a été convié. Et la foule a fait écho : Vive Esterhazy ! Vive l’État-Major ! Vivent les traîtres et les faussaires !

Oui, tout cela est ignominieux et misérable, et ces scélérats conjurés, si on ne les écrase pas, couvriront notre France aimée d’une couche de ridicule et de honte si épaisse que seule peut-être une révolution la pourra laver.

Mais le plus coupable encore, c’est ce ministre Cavaignac qui a couvert de son autorité, de son austérité toute cette besogne de faussaires, toute cette intrigue de trahison.

Avec pleine conscience ? Non, certes. C’est la combinaison de l’esprit le plus étroit avec l’ambition la plus maladive et la plus forcenée qui est en lui le principe d’erreur. Son étroitesse d’esprit, sa fausse précision qui, en rapetissant et isolant les faits, les dénature, nous l’avons saisie dans tous ses raisonnements. Son ambition ? Elle est toute la vie de cette âme resserrée et contractée.

Et sa tactique ambitieuse est bien claire. La famille Cavaignac a manqué la présidence de la République et l’Élysée en 1850. M. Cavaignac veut prendre la revanche de la famille : c’est comme un vieux ferment aigri qui le travaille.