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service ; et comme on espère se débarrasser de lui « en douceur », on lui témoigne encore les égards qui lui sont dus.

Pourtant, on s’abstient de lui montrer la fameuse lettre qui vient d’arriver, en dehors de son service, et qui contient le nom de Dreyfus. On y fait devant lui des allusions mystérieuses : Ah ! si vous saviez ! Mais on se garde bien de la lui faire voir. Pourquoi ?

En bon sens et loyauté, c’est inexplicable. Dira-t-on que ses chefs le croyaient tout à fait prévenu et buté ? Mais c’était une raison de plus pour lui montrer une pièce que l’on jugeait décisive. À cette époque, toutes les lettres du général Gonse le démontrent, nul dans les bureaux de la guerre n’osait mettre en doute la loyauté du colonel Picquart ; pourquoi donc ne pas essayer de le détromper ?

Quoi ! voilà un officier, chef du service des renseignements, qui a cru, sur la foi de documents au moins troublants, qu’un Conseil de guerre avait commis une déplorable erreur ! Il croit que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est d’Esterhazy ! Il croit que Dreyfus est innocent, il s’obstine, malgré la mauvaise humeur de ses chefs, à cette pensée ; et cette obstination trouble les bureaux de la guerre. Il est imprudent de laisser dans la pensée, dans la conscience du colonel Picquart, la croyance qui y est entrée : car cette croyance, même fausse, pourra un jour ou l’autre remettre en question l’affaire Dreyfus. Par bonheur, voici une pièce révélatrice décisive. Elle atteste, à n’en pas douter, selon nos généraux, que Dreyfus est bien coupable : et on néglige de la montrer au colonel Picquart ! Elle a pénétré au ministère par d’autres voies que les voies accoutumées ; et on ne la met pas sous les yeux du chef du service des renseignements !

Ou les généraux n’avaient aucun doute sur l’authenticité et la valeur probante de cette pièce, et alors pourquoi ne s’en servaient-ils pas pour renverser d’un