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en face d’un accusé du nom de Dreyfus, ils ne tournent pas cette pièce contre lui.

Et c’est seulement après le procès légal, quand les juges, troublés par les obscurités et les incertitudes de l’expertise du bordereau, hésitent, qu’un ministre criminel et insensé, cédant à l’emportement de l’opinion, prend dans un autre dossier d’espionnage la pièce « Ce canaille de D… », la jette aux juges qui ne peuvent ni examiner ni délibérer, et enlève ainsi la condamnation.

Puis, le crime accompli, la pièce est ramenée au dossier d’espionnage, tout différent de l’affaire Dreyfus, d’où elle a été momentanément détournée et le lieutenant-colonel Henry peut affirmer, en effet, qu’elle n’a jamais fait partie du dossier Dreyfus.

Voilà quelle valeur les bureaux de la guerre et l’accusation elle-même accordaient à ces fameuses pièces secrètes. Elles n’ont été, pour l’accusation, qu’un coup de désespoir, pour gagner la partie qu’au dernier moment elle a crue perdue. Tant que les accusateurs ont pensé que le bordereau accablerait Dreyfus, ils se sont bien gardés d’exhiber des pièces qui ne pouvaient s’appliquer à Dreyfus. Puis quand sur la seule base du bordereau l’accusation a chancelé, vite ils ont cherché dans n’importe quel dossier, n’importe quelle pièce qui, à la dernière heure, surprît la conviction des juges : mais cette opération ils l’ont faite en se cachant, et aussitôt le coup porté, ils ont réintégré, dans son dossier primitif, la pièce dont ils venaient d’abuser.

Et maintenant, le bordereau étant ruiné tout à fait, ils sont bien obligés de produire publiquement « les pièces secrètes » : ce sont elles, maintenant, à défaut du bordereau qui se dérobe, qui constituent le nouveau dossier Dreyfus. On est obligé aujourd’hui de le former tout entier avec des pièces qui, dans la période de l’accusation et même quatre ans après, n’y figuraient même pas.

Dans le système de l’accusation et des bureaux de la