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traître. Longtemps on a cru que le bordereau était de lui, et maintenant même qu’on sait qu’il n’est pas de lui, il est malaisé d’effacer en un jour les empreintes profondes marquées en notre esprit ; l’impression obscure de la trahison survit en nous, malgré nous, même quand les preuves essentielles qui en avaient été données sont détruites.

Ainsi, il nous est très difficile de lire les pièces à l’initiale D… comme si le bordereau n’avait pas été attribué à Dreyfus, comme si par suite Dreyfus n’avait pas été arrêté et condamné.

Songez pourtant qu’il le faut. Songez que le bordereau n’est pas de Dreyfus et que, si on ne le lui avait pas attribué par erreur, Dreyfus n’aurait même pas été inquiété. Songez que vous n’auriez contre lui aucune prévention, aucune ombre, même légère, de soupçon. Si donc vous voulez voir juste, si vous voulez penser en hommes droits et libres, effacez de votre esprit l’impression de trahison qu’il y a laissée, et demandez-vous comment M. Cavaignac peut invoquer contre Dreyfus comme décisives des pièces qu’avant le bordereau, nul dans les bureaux de la guerre n’avait songé une minute à tourner contre lui.

Comme vous avez cru longtemps que le bordereau était de Dreyfus et qu’ainsi l’idée de Dreyfus traître s’est enfoncée en votre esprit, quand vous voyez dans une lettre suspecte l’initiale D…, cette initiale éveille en vous, à votre insu, par une sorte d’écho cérébral et d’involontaire association, le nom de Dreyfus. Mais arrachez de votre cerveau, non seulement le bordereau, mais les impressions qu’il a laissées en vous contre Dreyfus. Faites qu’à l’égard du nom de Dreyfus votre cerveau soit neuf comme il doit l’être, et vous trouverez monstrueux que M. Cavaignac puisse invoquer contre Dreyfus deux lettres suspectes, où il n’y a que l’initiale D….

Vous trouverez monstrueux qu’il déclare, après coup,