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damnation de Dreyfus innocent, tant de forces d’erreur et de crime concouraient à le perdre que c’eût été presque miracle qu’il échappât.

Comment ceux qui s’étonnent de la condamnation de Dreyfus ne trouvent-ils pas plus stupéfiant qu’en plein XIXe siècle, en pleine France républicaine, sous un régime d’opinion publique et de contrôle, l’État-Major ait pu accumuler en secret, pendant trois ans, les crimes que l’aveu d’Henry a fait éclater au jour ? Oui, pendant trois ans, comme en un antre profond et inaccessible à la lumière, la haute armée de la France a pu fabriquer des faux, se livrer à toutes les manœuvres de mensonge, peut-être même se débarrasser par le crime de Lemercier-Picard et d’Henry, et il a fallu, si je puis dire, un accident, une surprise de clarté, pour que ce fonctionnement normal de scélératesse fût soupçonné du pays.

Sous la République française, avec le gouvernement parlementaire, avec la liberté de la presse et de la tribune, les crimes obscurs des républiques italiennes, assassines et empoisonneuses, ont pu être continués pendant trois ans. Cette guerre à coups de papier faux est comme la reproduction de la guerre sournoise avec des coupes empoisonnées que se livraient les Italiens du XVe et du XVIe siècle. Voilà l’étrange, voilà le surprenant, et non que Dreyfus innocent ait été condamné.