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Mais quoi ! ouvrir ainsi officiellement l’information contre Esterhazy, et sur le même bordereau qui avait fait condamner Dreyfus, c’était rouvrir officiellement l’affaire Dreyfus, c’était proclamer que la culpabilité de celui-ci n’était plus certaine, c’était avouer qu’un Conseil de guerre avait pu se tromper et que les bureaux de la guerre avaient conduit l’enquête avec un détestable parti pris ou une coupable légèreté.

Et le général Gonse hésitait. Sa conscience, l’enquête lumineuse du colonel Picquart lui faisaient un devoir de remettre en question l’affaire Dreyfus, et la peur des responsabilités lui conseillait une attitude expectante. De là ses hésitations et ses atermoiements.

Pendant qu’il hésitait et ajournait, les bureaux de la guerre avertis décidaient de marcher contre la vérité : ils préviennent les journaux antisémites, déchaînent l’opinion, terrorisent les ministres et les Chambres.

Le colonel Picquart voit tout à coup se former contre lui, rue Saint-Dominique, à l’État-Major, une conspiration formidable : des officiers criminels dirigés par le principal coupable, du Paty de Clam, décident de maintenir au bagne, malgré tout, Dreyfus innocent, et de perdre le colonel Picquart.

Celui-ci, isolé, se trouve pris tout à coup et broyé par une énorme machine d’oppression et de mensonge ; le militarisme, incompatible avec la conscience et la pensée, rejette Picquart et se prépare à l’écraser ; et celui-ci ne peut plus opposer au terrible mécanisme de fer, organisé pour la suppression de l’esprit, que la noble révolte de la conscience individuelle : « Je sais que Dreyfus est innocent et je n’emporterai pas ce secret au tombeau. »

En tout cas, quelles que soient les violences qu’il subit, son enfer n’a pas été vain. Car, dès maintenant, il est démontré que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est d’Esterhazy.