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En termes discrets, mais forts, cette lettre si prévoyante et si belle posait devant l’État-Major le cas de conscience, le problème de conduite qu’il fallait résoudre.

Ou bien l’État-Major reconnaîtrait hardiment que le Conseil de guerre qui avait jugé Dreyfus avait pu se tromper et il allait lui-même prendre la direction d’une enquête loyale et décisive sur Esterhazy, la lumière serait faite et « l’honneur de l’armée » serait grand ; ou bien l’État-Major allait se troubler ; et sacrifier la vérité à ses intérêts de classe : alors il n’étoufferait pas la vérité que rien ne supprime, mais celle-ci ne se ferait jour qu’à travers les plus douloureuses agitations.


VI

Le général Gonse était au-dessous de ce problème. Il répondit la lettre suivante :


MON CHER PICQUART,

Je vous accuse réception de votre lettre du 8. Après y avoir réfléchi, malgré ce qu’elle contient d’inquiétant, je persiste dans mon premier sentiment. je crois qu’il est nécessaire d’agir avec une extrême circonspection. Au point où vous en êtes de votre enquête, il ne s’agit pas bien entendu d’éviter la lumière, mais il faut savoir comment on doit s’y prendre pour arriver à la manifestation de la vérité.

Ceci dit, il faut éviter toute fausse manœuvre, et surtout se garder de démarches irréparables.

Le nécessaire est, il me semble, d’arriver en silence, dans l’ordre d’idées que je vous ai indiqué, à une certitude aussi complète que possible, avant de rien compromettre.

« Je sais bien que le problème à résoudre est difficile, et qu’il peut être plein d’imprévu, mais c’est précisément pour cette raison qu’il faut marcher avec prudence. Cette vertu ne vous manque pas ; je suis donc tranquille.

» Songez donc que les difficultés sont grandes et qu’une bonne tactique posant à l’avance toutes les éventualités est indispensable. »  GONSE.