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qu’Esterhazy défie, sur les boulevards, la vérité et la justice.

Et qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Ceci n’est pas, et ne peut être un réquisitoire de colère et de haine.

Si dégradé, si vil que soit le traître Esterhazy, il est homme, et il n’est pas un seul individu humain qui ait le droit d’être impitoyable pour un autre.

Il nous répugnerait de l’accabler, s’il n’était nécessaire, pour sauver l’innocent injustement condamné, de faire la lumière sur le vrai coupable, s’il n’était nécessaire aussi de montrer au peuple et à la France, sur le vif, l’œuvre monstrueuse d’arbitraire, de mensonge et de trahison, à laquelle la haute armée, conduite par les du Paty et inspirée par la réaction, s’est laissé acculer.


V

Au point où le colonel Picquart avait conduit son enquête, l’affaire prenait soudain les proportions les plus vastes. Il ne s’agissait plus seulement de poursuivre Esterhazy : l’affaire Dreyfus se réveillait.

Puisqu’il était certain que le bordereau sur lequel avait été condamné Dreyfus était d’Esterhazy, la culpabilité d’Esterhazy c’était l’innocence de Dreyfus, et le procès Esterhazy, sérieusement et honnêtement conduit, menait droit à la révision du procès Dreyfus.

Du coup, c’était une affaire d’État qui était engagée : elle dépassait de beaucoup la compétence et la fonction du colonel Picquart, et il ne pouvait plus que remettre l’affaire en mains à ses chefs, en leur disant : « Voilà la vérité : pour le bien de l’armée, pour l’honneur de l’armée, proclamez-le ! »

Le colonel Picquart n’avait aucune relation avec la famille Dreyfus. Il ne la connaissait pas, et on a vu par quelle suite d’événements, où la famille Dreyfus n’inter-