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et n’examinaient de près ni par quels procédés ni par quels principes ils avaient conclu.

Mais nous, maintenant, qui savons par le schéma de Bertillon et par sa déposition en cour d’assises à quelle aventureuse et extravagante méthode il a demandé ses conclusions, nous avons le droit de dénoncer l’inconscience avec laquelle les accusateurs présentent son rapport comme tout pareil aux autres.


IV

Pourtant dans les quelques lignes de lui qu’on cite, si courtes soient-elles, quelque chose d’étrange encore se devine. Dans son premier rapport, il conclut que Dreyfus est bien l’auteur du bordereau, « si l’on écarte l’hypothèse d’une pièce forgée avec soin ». Donc, tout de suite, avec son goût du compliqué, M. Bertillon a pensé à une pièce forgée ; mais au début, il lui apparaissait que cette pièce, si elle avait été forgée, avait dû l’être par un autre que Dreyfus. Aussi, au début, M. Bertillon ne pouvait concilier la culpabilité de Dreyfus et son penchant pour l’hypothèse compliquée d’une pièce forgée. Dans l’intervalle entre ses deux rapports, un éclair de génie a lui, et la conciliation lui a apparu. Oui, le bordereau était une pièce forgée ; mais elle l’avait été par l’auteur du bordereau lui-même. Le roman était plus mystérieux encore et plus étrange : dès lors il était plus vrai, et la certitude était absolue. Ainsi travaillait l’imagination de M. Bertillon, et le bordereau n’était pour lui qu’une de ces nuées inconsistantes où l’esprit croit voir les formes qu’il veut.

Tout cela a échappé aux enquêteurs ; tout cela, pour les accusateurs, est nul et non avenu. Ils ne paraissent même pas avoir soupçonné le chaos de suppositions, de fantaisies et d’extravagances, qui s’agite dans la pensée et le rapport de M. Bertillon, c’est-à-dire dans l’accusa-